“Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute.”

Yórgos Lánthimos en 3 films et en 3 trois actes. Il y eu d'abord Canine (2009), puis The Lobster (2015) et La mise à mort du cerf sacré (2017). Lánthimos cinéaste de l'indicible, fait de chacun de ses films une prouesse narrative où la mise en scène rentre subtilement en écho avec les dialogues laissant aux spectateurs toute la joie de lire dans les images.


Si le cinéaste a toujours assumé une légère préférence pour les rôles (et les titres) à connotations masculines il semblerait que La Favorite rebatte les cartes en remettant à zéro les principes narratifs qui avaient motivé ces précédentes productions. Ici, fini les récits de science-fiction romantique et les drames fantastiques, Lánthimos entre dans une autre dimension et se saisit de la cour des Stuart pour planter son récit. Plongé dans les jeux de pouvoirs de la cour anglaise du XVIII siècle, le spectateur suit la terrible rivalité de Lady Sarah et sa femme de chambre Abigail, respectivement bras droit et proches amies de la reine Anne...


Ici, Lánthimos joue sans réticences avec les codes visuels et moraux de l'époque moderne. On pense notamment à cette scène de bal où la tradition chorégraphique est quelque peu mise à mal… Difficile de ne pas penser au très rock Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Il serait pourtant bien hasardeux de comparer ces deux œuvres tant elles divergent. Dans La Favorite, pas de Converses sur les parquets cirés de la cour, ni de musique rock à s'en faire péter les tympans. Lánthimos se joue des codes moraux et vestimentaires, mais ne s'aventure pas dans l'anachronisme visuel. Dans La favorite, tout est d'époque, c'est garanti 100% vintage.


L'aspect vintage coule d'ailleurs jusque dans la construction du film qui déroule toute sa dramaturgie en prenant la forme d'une tragédie en 8 actes. Nommés tour à tour, les actes entrent en résonance avec les actions, les pensées ou les futurs dires des personnages. Métaphoriques sans être prophétiques, ces actes charpentent le récit, donnent du souffle à l'interminable jeu de dupes et apportent profondeur et nuance aux actions et pensées des personnages.


Woman at War


Lady Sarah et Abigail gravitent autour de cette bien curieuse Reine, sorte de gros bébé pleurnichard et dépressif qui se complait dans la manipulation et dans son amour pour les lapins. Summum de la théâtralité, cette grosse bonne-femme usée par les crises de gouttes dégage une certaine empathie. Son handicap physique et son caractère niais lui donne un aspect fort vulnérable en dépit d'un physique disgracieux et putréfiant comparé sans vergogne … à un blaireau. Son corps et son mental ne font qu'un et les agissements de ces deux aspirantes influent sur l'entièreté de son être jusqu'à l'handicaper entièrement. C'est peut-être là que La Favorite rentre le plus en résonance avec les précédents films de Yórgos Lánthimos. La Mise à mort du cerf sacré explorait déjà la thématique de la manipulation comme facteur d'handicape physique. Difficile également de ne pas voir une référence bien sentie à The Lobster (traduisez « le homard » dans la langue de Molière) lorsque la Reine, tout de même décadente et exigeante, réclame deux homards dans sa chambre pour organiser une course de crustacés…


Parce que derrière tout ce bin’s bien organisé, vient se soustraire une autre thématique majeure : la course.


« On hasarde de perdre en voulant trop gagner » - Jean de La Fontaine


Cette thématique est d'abord illustrée dans une séquence dé-crispante où la cour s'adonne à l'organisation d'une course d'oies. Subtile mise en image de la compétition qui va s'instaurer dans le récit en devenir, il est difficile de ne pas voir dans ces animaux empotés une métaphore habile de la cour d'Angleterre, de ces personnages engoncés dans leurs robes à froufrou et leurs perruques sur-dimensionnées (cela nous rappelle d'ailleurs avec joie le court-métrage A La Française de Julien Hazebroucq). Les métaphores volatiles ne s'arrêtent pas à une simple course d'oies. D'autres oiseaux, des pigeons cette fois, se font joyeusement canarder par Abigail et Lady Sarah lors de leurs traditionnelles séances de tir aux pigeons. Désinhibitrices et symboliques, ces quelques séances de tir viennent s'interposer dans la rivalité naissante entre les deux femmes. Là encore, Lánthimos use de métaphores pour donner de la profondeur à son récit. Ces séquences aux allures prophétiques, explorent la figure symbole du pigeon avec une subtilité rarement égalée au cinéma. Tout comme nos deux aspirantes, ces pauvres oiseaux bien niais sont dans l'impossibilité de fuir sans se faire exploser en plein vol. A force de jouer trop près du feu (de bougies et de cheminées crépitantes le film en est d'ailleurs truffé), il n'est pas rare de se brûler les ailes et d'être projeté à mille lieux de son objectif final… Mais pour cela, encore faut-il connaître ce but ultime. Aspirent-elles au pouvoir ? A l'amour ? A l'argent ? Aux titres ? Lánthimos brasse les plus grandes vanités de l'âme humaine et les fait se confondre à mesure que les bonnes et les mauvaises intentions se dévoilent et laissent apparaitre les nuances et les desseins de chacun. En revanche, les aspirations des personnages restent volontairement masquées pour faire entrer le spectateur dans ce curieux cercle vicieux des apparences.


L’œil caméra


Lánthimos met le point de vue du spectateur en première ligne, il est le premier témoin des manipulations qui sévissent. Tantôt en retrait, tantôt en plein cœur de l'action la caméra est un œil observateur. Lánthimos use des valeurs de plans pour donner l'illusion que sa caméra est objective et prend la place d'un personnage qui observe secrètement l'action. En contre-plongée, en plongée ou pivotante à 180 degrés comme pour mimer un mouvement de tête, la caméra espionne habilement l'histoire qui se déroule devant elle. Ce rôle observateur atteint son paroxysme lorsque l'image se transforme en fish-eye, telle une caméra de surveillance, on observe les scènes à travers un judas hautement symbolique. La Favorite est un film espion, qui nous fait écouter derrière les portes, regarder dans les serrures et transforme avec subtilité le spectateur en voyeur, en espion qui joue un rôle majeur dans les mécanismes manipulateurs de la cour. Cela induit une question : Le spectateur est-il seulement spectateur ? Sommes-nous un valet curieux, une courtisane en manque de potins ? La caméra se mue et se cache sans que ce procédé de réalisation ne soutire la vedette aux enjeux du scénario. Elle n'est pas seulement un outil de captage d'images, elle donne un vrai point de vue, elle fait parler les images, révèle les vices et les vertus des personnages avec une subtilité rare.


Dans La Favorite, tout est question de métaphores visuelles et textuelles. L'image communique sans interruptions avec les propos des personnages créant un jeu de répondant inédit entre la composition des images, les dialogues et les actions qui s'y déroulent. Chaque plan est un tableau devant lequel nous pourrions nous poser de longues minutes afin d'en dégager un sens et une signification.


Inhérente à la thématique de la course, la guerre occupe également une place de choix dans la narration. Elle est intrinsèque à la cour, tous les personnages sont en guerre les uns avec les autres, tandis que la grande guerre, la vraie, sévit entre la nation française et anglaise.


La basse cour


Parmi tous les éléments surprenants qui composent La Favorite, l'un d'entre eux l'est plus que tout : l'humour. Qui aurait cru qu'il était autant possible de se marrer devant un film de Yórgos Lánthimos ? On est loin des sphères humoristiques de ces précédents films qui ne badinaient pas vraiment avec le potache. Dans La Favorite, c'est tout le contraire. Lánthimos semble se découvrir une véritable veine humoristique et les trois actrices incarnent avec brio ce triangle aussi tragique que drôle. Avec ce film, la preuve est définitivement faite que l'humour peut s'allier à une œuvre à la narration tragique et aux sujets graves. Ici l'humour joue sa fonction première, celle de divertir le public tout en tournant en ridicule cette cour bariolée, parfumée, poudrée et perruquée. La coquetterie est poussée à son paroxysme et flirte avec un ridicule dont le public se délecte. A l'image des Fables de la Fontaine, La Favorite dépeint une cour ou les vices et vertus revêtes un masque animal et où l'anthropomorphisme est roi. La Favorite devient alors un point de ralliement artistique à la frontière de tout ce qui compose le cinéma de Yórgos Lánthimos : un cinéma de la métaphore animale.


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pollly
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le 18 déc. 2018

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