Lorsque King Vidor décide de réaliser « La Foule », il est alors en grâce auprès de la MGM, fort de plusieurs succès financiers importants. Il réussit à convaincre Irving Thalberg, directeur de la production du studio, de lancer le projet, très expérimental. Le pari est risqué, mais Thalberg pensait à l’époque que, de temps en temps, les sociétés de production se devaient de parfois tourner des films pour le "prestige" et non simplement l’argent.


Le 4 juillet 1900, la famille Sims accueille un nouveau-né, John. Son paternel, au comble de la joie, se jure de tout faire pour qu’il devienne quelqu’un "d’exceptionnel".


À 12 ans, John est orphelin de père. À 21, il débarque à New York, la grande métropole où vivent huit millions d’américains. Le jeune homme voit les choses en grand, travaille d’arrache-pied et étudie dur pour réaliser les rêves de feu son paternel, et devenir "quelqu’un". Mais John n’est qu’une âme parmi tant d’autres, et ses idées, ses ambitions et ses espoirs ne vont pas tarder à se heurter au gigantisme de la foule.


Le film de Vidor, réalisé dans la période de transition au parlant, n’obtint pas immédiatement un grand succès critique, mais fut petit à petit reconnu comme l’un des plus grands films américains de la période muette.


L’histoire de « La Foule », c’est celle d’un homme ordinaire, John Sims, l'image même du rêve américain, qui va durement comprendre que la vie réelle est bien plus difficile et sordide que les images de grandeur qu’il avait à l’esprit. Les deux idées, c’est-à-dire, l’homme ordinaire et l’échec du rêve américain, sont développées avec plus ou moins de subtilité par King Vidor durant le film.


Un peu à l’instar d’un Murnau, ou, de manière plus générale, en suivant les habitudes des expressionnistes allemands, Vidor fait de ses personnages des fonctions, certains ne possédant même pas de nom : la fille, la belle-mère, etc. "John Sims", quant à lui, pourrait aussi bien s’appeler "John Doe" ; l’extraordinaire banalité de l’homme, dès le choix de son prénom, constitue un pied de nez aux rêves du père du personnage, qui l’imaginait promis à un destin hors du commun. Vidor va plus loin, et fait de New York, et de la "foule", plus qu’un paysage, presqu’un personnage.


Au moyen de quelques séquences descriptives, qui présentent l’arrivée en ville de John, le réalisateur met le spectateur face à l’immensité de la ville, appuyé par quelques séquences audacieuses : travelings à couper le souffle, vues en contre-plongée des immeubles de Manhattan dont la hauteur semble infinie, superposition de paysages urbains qui montrent une masse toujours plus nombreuse d’hommes et de femmes sans nom, qui vaquent à leurs occupations quotidiennes. Cette partie est une grande réussite, qui doit beaucoup à la créativité et l’ingéniosité de Vidor. De nombreuses scènes furent notamment tournées en décors réels, et lorsque l’on voit par exemple un policier faire signe à la caméra, il ordonnait en réalité à l’équipe de tournage déguisée de circuler. Tous ces artifices servent à accentuer le côté universel de l’histoire ; John Sims pourrait être n’importe qui, et, au final, il n’est qu’un visage perdu dans la foule.


Le second grand thème du film, c’est le "rêve américain", qui est incarné par le personnage de Sims, et que Vidor met face à son échec. Un postulat intéressant et qui s’inscrivait dans l’ère du temps, alors que le film fut réalisé un an avant le krach de Wall Street, à l’orée de la Grande Dépression.


En effet, John Sims chérit tout ce que représente ce rêve. Motivé et travailleur, il poursuit de hautes ambitions. Il cherche à s’élever au-dessus de la masse, il aspire à devenir quelqu’un. À son arrivée à New York, le jeune homme est toutefois prévu que la tâche qui l’attend sera ardue : pour battre la foule, lui dit-on, il faut être bon. C’est ainsi que, sans s’en rendre compte, Sims devient un travailleur lambda parmi tant d’autres dans une puissante firme d’assurances, courtise et épouse Mary, une américaine moyenne, part en lune de miel aux chutes du Niagara, a deux enfants et un appartement minable. La réalité est toutefois bien éloignée de ses rêves de grandeur : il travaille dur, ne gagne pas beaucoup d’argent, son couple, à l’image de son appartement, est souvent dysfonctionnel, et, comme le soulignent ses beaux-frères – qu’il déteste – il semble toujours sur le point de percer, mais attend un succès qui ne vient jamais.


Lorsque la tragédie frappe, Vidor fait de John Sims l’incarnation de l’échec de ce rêve. Désemparé, désespéré, le jeune homme ne peut que constater – fait terrible – sa propre faiblesse, sa propre médiocrité, et réaliser que jamais il ne sera l’être exceptionnel qu’il voulait, tant la concurrence est rude.


Malgré l’évidente maîtrise du réalisateur, la justesse dont il fait preuve et l’intérêt de son propos, sans même évoquer le très haut niveau de la dernière demi-heure du film, d’une puissance émotionnelle rare, il y a quelques éléments qui m’empêchent d’être pleinement conquis par « La Foule ».


Dans un premier temps, le film me paraît un peu déséquilibré entre ses séquences. Si l’importance des premières parties pour la suite du récit est indiscutable, cela donne parfois lieu à des scènes un peu longues ou moins intéressantes. Elles fourmillent toutefois de petits détails (le lit pliable, les disputes de la vie quotidienne du couple, cet abominable ukulélé…) et de traits d’humour qui font passer la pilule plus aisément.
D’autre part, ni James Murray ni Eleanor Boardman n’ont le charisme, l’étincelle de génie des grands acteurs de la période muette, et c’est du coup beaucoup plus difficile de ressentir de l’empathie pour eux. Le surjeu inhérent au style ne me dérange pas – mais on est ici assez loin de Gaynor, Farrell et autres Bow…


Membre d’une sélection de 25 films choisis en 1989 par la Bibliothèque du Congrès des Etats-Unis à des fins de préservation pour son statut significatif dans le cinéma, « La Foule » est l’un des derniers grands films muets. L’œuvre de Vidor s’illustre par la maîtrise évidente du réalisateur, qui gratifie le spectateur de plans magnifiques et de trouvailles originales et bien amenées, donnant à voir cette foule qui donne son titre au film. « La Foule », c’est l’histoire tour à tour quotidienne, tragique et inspirante d’un couple ordinaire, perdus dans l’immensité de la métropole new-yorkaise.

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le 16 juil. 2015

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