Drôle de position que celle de "La Grève", le premier film d'Eisenstein, qui arbore clairement les apparats du film de propagande soviétique (alors qu'il s'agit d'un genre cinématographique pas excessivement développé à l'époque) sans toutefois afficher un discours manichéen, dans le cadre de son exercice. En adoptant cette position intermédiaire, sur le plan de la rhétorique pure, le film se révèle à mes yeux un peu moins puissant, marquant, ou convaincant que d'autres pamphlets plus vigoureux comme "La Ligne générale" ou bien sûr "Le Cuirassé Potemkine".


Avec pour carton initial une citation de Lénine édifiante ("L'organisation est la force de la classe ouvrière. Sans l'organisation des masses, le prolétariat est nul.") et pour point final une sommation déchirante ("Prolétaire, n'oublie pas !"), le film reste néanmoins très clair dans ses intentions. C'est une peinture en six actes de la Russie tsariste du début du XXe siècle, avec en premier lieu ses ouvriers poussés à bout dans leurs usines, dans des conditions de travail exécrables. Eisenstein excelle quand il s'agit de communiquer par la caricature (au sens pas du tout péjoratif du terme) ou plus généralement dans l'excès : retranscrire la révolte qui gronde, rendre tangible la menace de la grève qui se répand comme une traînée de poudre, illustrer les revendications des travailleurs reçues comme une plaisanterie dans les bureaux ouatés des propriétaires et des actionnaires (perdus dans la fumée de leurs cigares et dans les vapeurs d'alcool, des personnages aux corps énormes remplissant parfois tout le cadre en plans plus serrés), enflammer le récit à travers la population électrisée suite au suicide d'un ouvrier, choquer et provoquer l'effroi dans la répression du mouvement par les troupes gouvernementales sur leurs immenses destriers. La liste est longue et dans ces moments-là, "La Grève" est d'une intensité redoutable.


Eisenstein a 26 ans quand il réalise ce premier film et il fait déjà preuve d'une maturité étonnante en termes de montage. Parmi les séquences les plus percutantes, le montage alterné final qui fait correspondre au massacre sanglant des ouvriers, dont un enfant sera froidement jeté du haut d'un immeuble par la police, la mise à mort d'une vache dans un abattoir, avec cet égorgement d'un incroyable noir et blanc (on pense à Franju et "Le Sang des bêtes"). Eisenstein répondra à Vertov, sceptique quant à sa démarche qu'il qualifiera d'effets de cirque, "nous ne faisons pas du ciné-œil, mais du ciné-poing". Des torgnoles, il n'en manque pas dans cette captation d'un bouillonnement, dans cette collection de portraits autant que de métaphores. Pourtant, dans cette image d'une hiérarchie tyrannique toute-puissante à laquelle s'oppose un prolétariat bigarré, la révolte se révèlera triste, funèbre et presque vaine. Presque.

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le 9 févr. 2018

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Morrinson

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