Premier long métrage d’Eisenstein, La Grève se dote d’une ambition aussi paradoxale que fertile : user d’un formalisme prolixe pour traiter d’une annihilation.
Le programme est clair, et le sera presque toujours chez le réalisateur soviétique, pur produit de son temps et serviteur de l’idéologie alors en vogue : valoriser le peuple, dénoncer un ordre mis à terre par la Révolution.


La Grève ne fera donc pas dans l’implicite : on y trouvera la masse ouvrière courageuse face à l’adversité, des patrons gras et indifférents, des instances de l’autorité (pompiers, police montée, mouchards) au service de la répression : un combat inégal, et qui se terminera dans le sang.
Mais la Révolution est ailleurs ; dès les premiers plans, elle surgit dans le formalisme échevelé du jeune cinéaste, qui n’imagine pas une seule séquence sans la saturer de symboles et d’innovation.
Chez Eisenstein, tout fait sens. Qu’il filme un atelier d’usine, l’intérieur cossu d’un capitaliste, une jetée ou les coursives d’un logement ouvrier, l’expressivité du lieu, la place des personnages et la dynamique des mouvements sont réglés au millimètre.


S’en dégage en premier lieu une beauté assez époustouflante, une admiration face à cette structure maitrisée d’un bout à l’autre : dans les poutrelles métalliques de l’usine qui semblent être une prison, dans le motif récurrent du cercle qui vante les mérites de la masse organisée du peuple, dans la démesure des machineries, des roues et des cordages, qui relèguent l’ouvrier au rang de cheville fragile… À l’autre bout du spectre, la mécanique chez les patrons sera celle de l’orfèvrerie : leurs tables amovibles desquelles sort le bar et les cigares, les précautions avec lesquelles ils organisent leur festin tandis que les grévistes crèvent de faim. Cette finesse obscène, accrue par le montage parallèle (le gras bourgeois presse un citron pendant que les chevaux ruent sur les ouvriers) achève l’opposition frontale entre deux mondes, et l’affirmation claire de la croyance en l’image d’Eisenstein.


Pour ce galop d’essai, le cinéaste fait feu de tout bois, et ses essais n’ont pas de limite. Il en reviendra lui-même, théorisant par la suite davantage son art, et polissant certains des excès présents ici, comme ce fameux final permettant, de nouveau par l’entremise du montage parallèle, de considérer la répression des foules ouvrières comme un massacre de bœufs à l’abattoir.
Dans La Grève, le bestiaire symbolique est fourmillant, les personnages sans cesse associés à des animaux ou des attitudes qui font d’eux des archétypes : les visages expressionnistes sont caricaturaux, les mouchards sortent littéralement de terre comme des insectes, et composent une sorte de cours des miracles proprement effrayante.


À cela s’ajoute une approche frontale de la violence, qu’on retrouvera dans Le Cuirassé Potemkine : recourir au pathétique, pour choquer le spectateur, permet de noircir des scènes déjà impressionnantes par leur caractère épique : mouvements de foule, incendies, répression par la police montée, jusqu’à ce paroxysme des chevaux déboulant sur les coursives, aberration propre à signifier l’indignation du cinéaste.


Dans cet acte de naissance éclatant, l’organisation est le maitre mot. Alors que la citation liminaire de Lénine explique que c’est là le pouvoir du peuple, Eisenstein joue de ce terme, tant dans l’écriture (le récit raconte, in fine, la désorganisation organisée par le patronat d’une révolte ouvrière) que dans son programme formel. Se dessine ici son cinéma à venir, et un chapitre essentiel de l’histoire du septième art.


(8.5/10)

Sergent_Pepper
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le 30 nov. 2020

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