En quelques plans économiques et féroces, les éléments d’un piège funeste sont disposés : des enfants qui torturent des arthropodes venimeux, des mercenaires à l’affût sur un toit, un défilé de fanatiques religieux adeptes d’une ligue de tempérance, et le manège d’une poignée de criminels impassibles, dissimulés dans des uniformes de l’armée régulière, qui investissent un bureau de paye. La première phrase de dialogue éclate en pleine tension : "S’ils bougent, tuez-les !" Par un savant calcul, les mots "Kill’em !" sont prononcés à la seconde où s’inscrit sur l’écran le nom de Sam Peckinpah. Choix éloquent. La chose peut être prise à la lettre (le cinéaste va effectivement liquider tous ses héros) ou au figuré, l’abattage du spectateur étant le résultat ultime de de cette œuvre destructrice entre toutes, conçue par le plus précis et implacable des sharpshooters. Dès la séquence d’ouverture s’instaure une fatalité sereine et rigoureuse, un rite de mort qui prend peu à peu l’allure d’un suicide collectif. Peckinpah s’intéresse par-dessus tout aux hommes qui vivent à contre-courant de l’Histoire. Major Dundee prenait comme contexte la guerre civile pour ce qui a failli ne plus s’appeler les États-Unis et la lutte contre l’entreprise coloniale de Napoléon III et Maximilien. Dans La Horde Sauvage, le vieil Ouest chasse ses outlaws et le Mexique fait sa grande Révolution. Les deux longs-métrages apparaissent comme les maillons extrêmes d’une même chaîne historique. Le réalisateur n’a pas à briser d’auréoles. On ne rencontre ici ni cow-boys intrépides ni officiers de la guerre de Sécession. On a au contraire affaire à des vestiges, des mastodontes d’une ère pré-diluvienne, des desperados lucides se sachant perdus et condamnés, de pauvres brutes issus d’une "belle époque" définitivement révolue et qui dans ce monde nouveau ne sont rien d’autre que de vulgaires assassins. Le film capte les derniers soubresauts d’un territoire qui est en train d’entrer dans la légende et que l’on finit de refouler hors de ses frontières. Vieillis, marqués de façon indélébile par leur expérience, les héros n’ont d’autre choix que de disparaître ou de s’adapter aux mutations de leur pays. La seule référence à cet avion auquel ils ne peuvent pas croire suffit à marquer de manière insolite, baroque voire fantastique la prise du temps sur des personnages anachroniques et voués à l’extinction. Il n’est guère étonnant que le metteur en scène aime à faire tourner des stars du cinéma hollywoodien classique au crépuscule de leur carrière. William Holden et Robert Ryan se renvoient ici un même visage buriné, déconfit, qui leur permet d’exprimer leur impuissance devant le paysage de fin du monde en lequel se meut peu à peu un univers qu’ils ont connu plus chatoyant, et où tout n’est plus désormais que poussière, débâcle et dévastation.


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Chef d’une bande de hors-la-loi disciplinés, efficaces, silencieux, Pike Bishop appartient à une ère ancienne de maîtres aventuriers dont les seuls survivants sont, à ses côtés, son fidèle complice Dutch, le vieillard Sykes, et contre lui son ex-ami Deke Thornton, qui est un véritable alter ego. Ce dernier est mobilisé à la poursuite d’un homme qu’il admire, comprend, approuve, et sur les traces duquel il marche sans jamais combler la distance qui les sépare jusque dans la mort. Pyke, blessé à la cuisse et moqué par les siens qui le regardent froidement tomber de cheval, sent qu’à la première occasion ils le laisseront crever sur place. De même, Thornton est en butte aux plaisanteries douteuses des pouilleux maléfiques qui font semblant de le tuer. Tout au long de cette traque, les deux faux adversaires vont s’observer, se mesurer, se répondre, réagir ensemble, plus d’une fois se deviner. Depuis leur premier regard de méduse, en pleine rue lors de la fusillade introductive, ils contemplent en l’autre leur propre image : celle de solitaires désabusés et mélancoliques, hantés par la nostalgie d’une innocence irréversiblement perdue. La révolution, qu’ils considèrent avec un intérêt poli, n’est pas faite pour eux. Le village mexicain, sorte de rêve édénique, leur demeure étranger. Ils se sont retranchés de tout ce qui est positif ou comporte l’espoir d’une vie meilleure, se sont condamnés d’avance, et dans leur propre trépas ils savourent la joie mauvaise de savoir qu’ils emmèneront avec eux beaucoup d’adversaires. Peckinpah ne souscrit cependant à aucun romantisme du crime. Non seulement il n’excuse pas ses brigands, mais il les divise par des querelles incessantes, souligne leur puérilité assassine, leur éthique atrophiée, leur égoïsme intrinsèque. Cet aspect sommaire et inaccompli, on le retrouve dans l’attitude de Pike et de ses séides envers les femmes. Belles ou non, jeunes ou vieilles, elles leur donnent du plaisir (bacchanale des frères Gorch dans la barrique de vin), et en cas de trahison elles connaissent l’issue habituelle. Tout leur étant dû, ces crapules ne payent même pas les jeunes mères qui se vendent à eux par famine. Thornton doit son arrestation et sa longue détention à une fille facile, et c’est une soldadera qui, au cours de l’holocauste final, tire dans le dos de Pike et contrebalance l’échec d’une armée entière. Toute idée d’attachement, de fidélité, d’affection reste lettre morte auprès de ces perdants. Voilà pour la horde.


Leurs ennemis sont nombreux et soumis à des interférences perpétuelles. Il y a en tout six factions différentes qui s’agressent, se piègent, s’exterminent. La compagnie des chemins de fer, sorte d’extension de l’agence Pinkerton, recrutant sans discrimination et recourant aux pires exactions dans l’espoir d’épingler sa cible. Les chasseurs de primes, momentanément à la solde de celle-ci mais en tangente permanente vers l’activité individuelle, voire fractionnelle : ce sont des détrousseurs de cadavres, des charognards répugnants et terribles. L’armée américaine du général Pershing, officiellement alliée des gouvernementaux. Le général Mapache, mécréant sanguinaire et totalitaire, torve et obtus, allié de Huerta mais qui n’hésite pas à se procurer des armes en les volant aux troupes gringo (son état-major comprend même, touche cosmopolite typique de l’auteur, un officier de l’armée impériale prussienne). Enfin le peuple mexicain dans sa lutte libératrice, représenté d’une part par Angel et les péons, de l’autre par les hommes de Poncho Villa. Chacune des forces en présence ne peut espérer triompher qu’en éliminant toutes les autres, de face ou par traîtrise. Jouant avec un art consommé des retournements, ruptures de rythme et coups de théâtre, Peckinpah suit la course de ces reptiles crasseux du désert qui zigzaguent imprévisiblement entre les pierres, accablés par un soleil de plomb. L’attaque inaugurale terminée, il repart avec l’exécution d’un traînard, Crazy Lee, qui tire avec un quart d’heure de retard sur ses compagnons. L’épisode du train armé est fait de redémarrages et de mouvements contraires, l’image de la locomotive lancée en marche arrière constituant un pied-de-nez au siècle et au cinéma lui-même : dynamique du paysage et mécanique de la poursuite, avec toutes les variations possibles. Le réalisateur ose les rebondissements à rebours, comme lorsque Dutch, décidant de ne pas secourir Angel capturé par Mapache et promis à une fin des plus horribles, mesure avec une froideur de stratège la situation pour mieux choisir son heure. Le geste fou du général, tranchant brutalement la gorge de son prisonnier, provoquera pourtant la frénésie meurtrière du quatuor, qui emportera tout sur son passage.


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Engagé contre son gré, avec une remise de peine pour unique motivation, Thornton parachève une ambigüité fondamentale chère au cinéaste, selon qui la justice, le droit, les causes nobles sont des notions toutes relatives. Ce brouillage de cartes, cet équilibre entre deux moments de l’Histoire, ce balancement d’une philosophie, d’un mode d’existence à l’autre, se traduisent en moments et en termes situés au-delà de l’humain. Les massacres de San Raphaël et du camp de Mapache revêtent des allures mythologiques de combats de Titans : on n’est presque plus à hauteur d’hommes (presque seulement, car il y a le sang, les cris, la barbarie) mais de demi-dieux dont l’Olympe (la société, le progrès, la loi) écraserait la révolte. On a eu raison de lier les carnages de La Horde Sauvage à l’actualité américaine, en particulier au bourbier vietnamien dans lequel Nixon n’a cessé d’enfoncer davantage ses troupes. La tuerie finale respecte d’ailleurs un équilibre parmi les plus cyniquement médiatisés de l’horreur guerrière en reprenant proportionnellement les pertes respectives : quatre bandits américains contre une garnison de l’armée mexicaine, ou 50.000 Gis pour un million de Vietnamiens. Mais la toile d’apparences et de faux-semblants dans laquelle Peckinpah renvoie dos à dos tous les opposants inscrit son discours dans une dénonciation beaucoup plus large de la dépravation américaine et de la corruption exercée par les États-Unis sur tout ce qui les entoure. La cruauté de cet univers de conflit, d’entropie et de haine est incarnée ici par les enfants. Ce sont eux qui dès le pré-générique jettent des scorpions aux fourmis puis les brûlent vifs, sans même s’interrompre pendant qu’une ville entière est anéantie autour d’eux. Ce sont eux qui s’acharnent sur la dépouille suppliciée d’Angel que le général traîne derrière son automobile. Ce sont eux, témoins indifférents et presque hilares de l’ultime hécatombe, qui définissent une époque trop romanticisée mais où tout était perverti et damné. Attaqué par Villa, un Mapache ubuesque ne fait d’ailleurs son numéro d’héroïque baderne qu’à la seule intention d’un petit télégraphiste ébloui, bambin affublé d’un uniforme gigantesque et qui boit ses paroles, lors d’une scène où s’exprime la pleine folie d’un monde en décomposition. L’un de ces gosses armés qui, significativement, abattront Dutch au règlement de comptes ultime. Justice élémentaire et poétique : lorsqu’à la fête paysanne, les frères Gorch se lèvent pour aller danser avec naïveté et abandon, le vieux chef mexicain explique qu’ils sont tous des enfants, surtout les pires d’entre eux.


Dans cet univers de sauvagerie et de désolation, la dimension amoureuse n’est cependant pas totalement absente : le flash-back sur Pike et sa maîtresse occupe une place stratégique dans le récit, éclaire sa personnalité en confirmant sa lâcheté (après le premier flash-back sur l’arrestation de Thornton), en soulignant son incapacité à défendre une femme aimée et en expliquant l’origine de la blessure qui le soumet aux railleries de sa bande. Ainsi sa brutalité, son dégoût de la société, son mépris des valeurs morales trouvent-ils pour partie leur source dans une aventure sentimentale achevée tragiquement. Mais il est difficile de s’en tenir à la seule thématique, si riche soit-elle, lorsqu’un réalisateur reconnaît en un film la substantifique moelle de tout son travail. À ces ralentis de fenêtres brisées ou de jugulaires tranchées, à ces audaces inédites de réalisme balistique (les corps qui, tombant d’un toit, pénètrent à même le sol), Peckinpah joint des illuminations quasi eisensteiniennes de monteur survolté. Humoriste, il se rend l’égal de l’humour pratiqué au-delà du Rio Grande lorsqu’il montre Mapache dépaquetant une mitrailleuse Hotchkiss et abattant tout ce qui bouge dans son propre camp. Lyrique, il fait s’effondrer un pont non selon l’optique du clou mais avec une intimité affectueuse, par pans abattus, les corps frappant le fleuve avec une force cataclysmique. Le film est encadré par deux morceaux d’anthologie dont la fulgurance et l’impact physique renvoient à l’évocation des marches d’Odessa, la première assénée comme un coup de poing, la seconde libérant les nerfs en une explosion inéluctable, dans une confusion telle que la violence aveugle devient une fin en soi, le stade terminal d’une furie autodestructrice. Et lorsque le vent se lève sur deux portes que surmontent, tels les anges de la mort, des vautours attentifs, le film accède avec une ampleur et une assurance majestueuses aux vastes dimensions de l’épopée. Le western s’essoufflait, s’amollissait, sa calfeutrait dans un rassurant conformisme. Comme Sergio Leone à la même époque, Peckinpah lui a donné les plus extraordinaires coups d’étrille. Là où il est passé, la douce imagerie de la convention cinématographique n’a plus jamais repoussé.


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le 4 août 2016

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Thaddeus

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