On ne sort pas indemne d'un film de Damien Chazelle. Enfin, ce n'est pas exactement ça: si Whiplash et La La Land restent en tête un long moment après être sorti de la salle, c'est non seulement à cause de leur aspect rythmé et musical qui refuse de se détacher de la mémoire du spectateur, comme une ritournelle obsédante ( un "ver d'oreille" comme diraient les anglophones), mais aussi parce que se présente, dans le cadre du film, un problème qui n'est volontairement pas résolu à la fin.
Dans Whiplash, ce problème est central au film: c'est bien entendu celui de l'éducation et de l'excellence, posé par le personnage de Terence Fletcher, l'irascible et intransigeant professeur de jazz campé par J.K. Simmons. Son attitude qui semble de prime abord extrême et impossible à justifier (encore moins à excuser) trouve son explication lors de sa discussion avec le personnage principal, Andrew, dans le café où il vient de jouer du piano. L'explication est d'ordre téléologique, on pourrait dire: tous les abus sont utiles dans la mesure où c'est seulement en réaction à ceux-ci que les vrais génies vont se révéler et arriver à maturité, ce qui les justifie donc a posteriori. Si le film ne présente jamais clairement la réponse d'Andrew (autrement dit, de celui qui est du mauvais côté du fouet), le moment de communion final laisse penser qu'il rejoint la position de son "tortionnaire" et lui pardonne.
Si, à première vue, La la land ne présente pas de problème similaire, c'est que l'interrogation est à chercher non pas du côté de l'histoire principale mais dans deux des épisodes secondaires, dont le premier est encore une fois (coïncidence?) lié au personnage incarné par J.K. Simmons, cette fois-ci un patron de restaurant; il y refuse catégoriquement que Sebastian (joué par Ryan Gosling) y joue autre chose que de la musique d'ascenseur (ni du vrai jazz, ni du free jazz), sous prétexte qu'il ne faut pas déranger les gens qui mangent tranquillement.
Le second épisode, qui donne tout son sens au premier, est la conversation post-répétition entre Sebastian et son ancien ami Keith (John Legend): face à l'évident dégoût de Sebastian pour la musique nouvelle que Keith essaie de créer, celui-ci lui reproche son conservatisme en matière de jazz. L'essence de son argument est que le jazz doit être en perpétuelle innovation, par exemple en se mélangeant avec d'autres genres musicaux, pour rester vivant et surtout rester une musique pionnière comme elle l'était (et comme Sebastian la célèbre). Ici encore, la réponse de Sebastian n'est pas exprimée, même si la fin du film suggère qu'il est resté sur ses positions de puriste en fondant son propre club de jazz "classique".
Sauf que ce club est aussi métaphoriquement un lieu stérile, semblable à l'appartement de célibataire de Sebastian: lors d'une époustouflante séquence finale de rêve éveillé, il ancre définitivement la possibilité d'une idylle entre les deux personnages principaux dans ce qui aurait pu être mais ne sera jamais. Le problème, ici encore, reste insoluble, et c'est sans doute ça qui donne son charme au film.