Ce qui est vraiment surprenant c’est de constater qu’un tel trip aux acides n’a même pas encore vieilli après 45 ans d’existence. Et même pas uniquement au niveau technique, mais sur les représentations, la critique du pouvoir et l’ironie latente sont encore flagrants d’authenticité. Jodorowsky est décidément un maître du symbole et ne s’en prive pas dans sa Montagne sacrée, mais à quel prix ? Cette recrudescence de signes aussi bibliques qu’existentialistes, porteurs de la connaissance de l’humanité dans sa globalité est impressionnante, et jamais Jodo n’abuse dans leur représentation cinématographique. Son problème est qu’il veut trop en dire. A force de nous coller un symbole par plan, de toutes les cultures, chrétienne (le Christ portant sa croix, la multiplication des petits pains…), hippie (le décor psychédélique de la tour), même hindoue (la cérémonie du début), brassant aussi bien la métaphysique que la psychanalyse, on finit par entrer en surcharge et à ne plus suivre toutes les allusions dans lesquelles Jodo nous entraîne. Ces symboles rythment admirablement la narration, mais ne parviennent hélas pas à nous tenir en haleine suffisamment longtemps.


Déconseillé donc aux esprits cartésiens et rationalistes, mais malgré tout conservant trop de zones d’ombres pour les adeptes de la métaphysique, qui en en disant trop empêche toute implication émotionnelle, et prive de la production de vraies sensations chez le spectateur. Alors que, tourné plus tard, Santa Sangre parvient à émouvoir profondément son spectateur, La Montagne sacrée entretient trop la distance entre les personnages ; la cohésion et l’unité du groupe ne tiennent qu’à leur représentation à l’image, qui ne fait que montrer des marionnettes, passés les rites d’uniformisation de leurs physionomies. Les longues (sans être lourdes) introductions de chacun des chefs de sept planètes du système solaire ne servent ainsi que de prétexte à un processus narratif disloquant les particularités pour flirter du côté de la généralisation. Les idiosyncrasies de leurs caractères ne sont jamais exploitées afin de faciliter ce mouvement, et cela ne rend leur pouvoir et leur malveillance évidente que sujettes à la circonspection ; la quête vers l’immortalité peut effectivement être un motif suffisant pour abandonner sa richesse et cheminer sans mot dire mais aucune place n’est faite au conflit d’idée.


Reste que la violence de La Montagne sacrée profite d’un traitement graphique assez poignant, quoique amalgamé dans une édulcoration énigmatique (pourquoi représenter si crûment du sang d’animal si c’est pour représenter les gerbes d’hémoglobine humaine sous forme de peinture de couleur ?). Dans la veine psychédélique empruntée par Jodo c’est un parti-pris esthétique confinant au burlesque, assez nuancé par la sublimation de cette violence par le biais de gros plans aussi contemplatifs que les panoramas, et par l’appui de la musique lorgnant presque, si l’on ose l’anachronisme, à la noise martiale. Toute la poétique de La Montagne sacrée repose sur l’expérimentation sensorielle et métaphysique, ce qui en fait un véritable OFNI psychédélique et méta-cinématographique ; le dernier plan, rupture sauvage du quatrième mur, est éloquent.

Aldorus
6
Écrit par

Créée

le 4 mai 2018

Critique lue 185 fois

3 j'aime

Aldorus

Écrit par

Critique lue 185 fois

3

D'autres avis sur La Montagne sacrée

La Montagne sacrée
DjeeVanCleef
8

La Communauté de l'allumé.

Comme le disait régulièrement, et avec raison, un ami à moi, il y a plus d'accords dans l'intro de « Tornado of souls » de Megadeth que dans toute la discographie de U2. Et on peut reprendre cet...

le 3 déc. 2013

93 j'aime

43

La Montagne sacrée
Sergent_Pepper
5

L’évaingile selon Jodo.

Puisqu’on lui en donne les moyens par une notoriété nouvelle et un financement hype (John et Yoko sont de la partie), Jodo se lâche : il reprend les ambitions là où il les avait laissées dans El...

le 10 janv. 2017

53 j'aime

7

La Montagne sacrée
B0mbii
9

Sacré Graal !

En haut de la montagne se trouve le Jodorowsky sacré, l'immortalité artistique, les chemins qui y mènent sont dérangeants, sinueux, dégueulasses et malsains. Les routes partent dans tout les sens,...

le 28 sept. 2014

51 j'aime

8

Du même critique

Madame Bovary
Aldorus
4

Emma la femme de mauvaise vie

Non non et non, rien à dire sur un style d’une perfection sans faille (j’aime les pléonasmes) dont on nous a rebattu les oreilles jusqu’à épuisement en classe de Terminale. Rien à dire sur le...

le 12 août 2016

19 j'aime

11

proanomie
Aldorus
5

L'indestructible

Et si, dans un genre lui-même terré au fin fond des abysses de la musique, existait encore un sous-genre si obscur que même les fonds marins n’auraient rien à lui envier en termes d’underground...

le 17 janv. 2018

11 j'aime

Cro Man
Aldorus
4

Décevant, y a pas foot-o

Pour peu qu’on soit un tantinet afficionado de Wallace & Gromit c’est toujours avec plaisir que l’on s’introduit dans une salle projetant le dernier des studios Aardman. En termes de créativité...

le 8 févr. 2018

11 j'aime

1