Autocritique... ou assomption décomplexée des travers eastwoodiens ?

Un vieil horticulteur dans sa pépinière plaisante avec ses employés mexicains dans un espagnol très approximatif, à côté de sa maison arborant l'inévitable drapeau états-unien. Connaitre le cinéma d'Eastwood et les polémiques l'entourant régulièrement fait interpréter ce début dans le pire sens possible, comme l'Éden réactionnaire souvent vanté par le réalisateur. Mais voilà que cette image et notre préjugé éclatent quand on découvre que ce vieillard charmeur et bon vivant ne réussit professionnellement qu'en abandonnant sa famille, et que ce choix de vie et cette fermeture d'esprit le condamnent quelques années plus tard à la ruine relationnelle et financière (internet, dont il se moquait, a détruit le jardinage traditionnel).


Prenant conscience de ses erreurs, il tente maladroitement de renouer avec une petite-fille qui lui parle encore, et comprend qu'un soutien financier à ses études et son mariage sera paradoxalement la meilleure manière de prouver son amour, de compenser une rupture avec son épouse et sa fille essentiellement due à un intérêt exclusif pour les plantes et un semblant de « réussite ». Or il aime conduire, et n'a jamais reçu le moindre PV, ce qui s'ajoute à son grand âge pour le rendre tout à fait insoupçonnable, et donc très intéressant pour le transport de drogue au profit des cartels. Il en devient très rapidement la meilleure mule, parce qu'il aime le train de vie et la solidarité que l'argent récolté lui permet, et parce que les trafiquants apprécient sa personnalité en plus de son efficacité.


Cependant, les tensions s'accroissent au fur et à mesure que la DEA resserre les filets autour de la mule dont tout le monde parle, et que de leur côté les cartels se professionnalisent, exigeant un meilleur encadrement des transports quand Eastwood cultivait une manière toute personnelle de se soumettre à ses devoirs, toute en détours et en pauses intempestives.


L'intrigue est tirée d'un fait divers véridique, y compris la candeur de son protagoniste - après avoir travaillé dix ans pour les cartels, la « vraie » mule avait proposé en guise de plaidoirie d'offrir aux juges des papayes fraiches pour échapper à la prison. L'anecdote a naturellement quelque chose de décalé, mais même en la fictionnalisant, Eastwood peine à l'étaler de façon intéressante sur une heure quarante de film. Pour cela, il doit céder à quelques facilités, par exemple évoquer l'invitation de la mule par le baron de la drogue qui l'emploie, ou raconter l'histoire sans intérêt aucun de l'enquête de la DEA. Cette dernière rythme le film en permettant quelques scènes plus amusantes ou musclées, mais n'ajoute rien au sujet dont elle trahit la perspective. D'autant qu'Eastwood n'est pas inspiré par ce deuxième arc, dont les trois interprètes prestigieux n'ont ni background ni arc. Peut-être eut-il été préférable d'ennuyer à peine plus en ne montrant le point de vue que d'Earl, ce qui aurait rendu le projet plus cohérent, plus solide, sans nuire absolument aux rares scènes confrontant les deux partis – peut-être les plus réussies. Comme Gran Torino, dont il partage le réalisateur-interprète et le scénariste Nick Schenk, La Mule vaut en effet essentiellement pour Eastwood, son jeu et surtout ce que le film dit de l’homme.


À y regarder rapidement, le film défend assez platement l’importance de la famille, un message matraqué ad nauseam et qu’il faut trouver beau parce qu’Eastwood a 88 ans, une vie sentimentale compliquée et une santé déclinante – et d’ailleurs une fille, qui interprète dans La Mule la fille du personnage principal. Mais aussi une envie de vivre, notamment concrétisée dans son amusant appétit sexuel, une ressemblance (deux fois évoquée) avec James Stewart et du mépris pour une époque obnubilée par le téléphone portable. L’autoportrait va probablement plus loin, on n’imagine pas un homme comme lui se dépeindre sous les traits d’un candide vieillard gentiment raciste, mais au fond bienfaisant et bien-pensant, sans arrière-pensées. On laissera le spectateur décider s’il fait son autocritique, ou au contraire la délicate déclaration qu’à son âge, on n’a plus à se soucier de cela, et que le monde serait plus beau si on se souciait des intentions plutôt que des mots. Je pencherais volontiers pour la deuxième hypothèse, à mon avis explicitée par la scène où Earl explique à deux Hispano-Américains qu’on les regarde de travers parce qu’ils sont « comme des haricots rouges dans un champ de maïs », mais prend ensuite leur défense quand un agent de police leur explique qu’ils n’ont rien à faire là. Dans un cas, le racisme est répréhensible, dans l’autre pas. Remarquons que même coupable d’un évident délit de faciès, cet agent n’a pas au fond si mauvaise intuition, les hommes en question étant là pour surveiller un chargement de drogue… Dans une autre scène, la DEA arrête un fourgon qu’elle croit être celui de la Mule, et dont le propriétaire, Hispano-Américain, clame de façon supposément comique qu’il vit statistiquement le moment le plus dangereux de sa vie, obéissant avec zèle aux agents dont il attend une violence injuste. Bien à tort : la DEA est une institution au-dessus des bavures policières individuelles…


C’est à mon avis là le plus curieux et le plus intéressant dans La Mule, ce qu’Eastwood dit sans y penser et sans le vouloir, et qui est autrement plus éloquent que son « message », poussif à la caricature. Sans trop en révéler, la fin du film rappelle un segment des Nouveaux sauvages, dont la conclusion similaire était aussi caustique que celle de La Mule se veut étrangement innocente. Je ne doute pas qu’Eastwood soit volontairement ironique quand les amis d’Earl continuent de solliciter sa bienveillance sans savoir qu’ils le poussent de la sorte au crime, mais je suis certain qu’il croit dur comme fer que son héros n’avait pas besoin de tout cet argent pour regagner le cœur de sa famille, quand tout le film nous dit le contraire, que la drogue seule peut lui offrir une réconciliation à laquelle les meilleures intentions ne lui auraient jamais permis d’aspirer. Un éloge inconscient de la vie criminelle accentué par le fait qu’Eastwood ne souffre de sa relation avec le Cartel que quand il désobéit aux ordres des trafiquants…


On pourra naturellement apprécier La Mule comme l’émouvant film familial qu’il veut être, en quoi il est bien servi par ses évidentes facilités. Mais le spectateur redoutant la niaiserie pourra s’amuser follement de ses lectures ironiques.

XipeTotec
6
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le 23 mai 2019

Critique lue 69 fois

XipeTotec

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