Dawn of the Planet of the Apes est un heureux accident industriel. « Heureux » parce que c’est une réussite presque totale. Et « accident industriel » parce que, de nos jours, on attend normalement tout autre chose de la part d’un blockbuster estival calibré. Car cette suite du reboot de la saga La Planète des Singes est une œuvre qui ne souffre pas la moindre once de cynisme ou d’ironie. Matt Reeves, dont la démarche est d’une sincérité absolue, a cette exigence vis-à-vis du spectateur de prendre son film au premier degré, avec autant de sérieux qu’un « film d’auteur » et d’y croire, croire à cette planète de singes numériques autant qu’aux trucs de Méliès ou aux animatroniques de Spielberg.
Or, c’est malheureusement ce que n’a pas fait une partie relativement importante de la critique française qui, malgré un accueil globalement favorable - d’après le nombre d’étoiles attribuées en tous cas -, s’est révélée plus cynique que des producteurs hollywoodiens. Un problème de croyance donc, et une incompréhension qui s’est traduite par des textes écrits au mieux « par-dessus la jambe » (on admire le spectacle et on range le film dans la catégorie pop corn movies), au pire avec le mépris habituel réservé aux grosses productions hollywoodiennes (on loue les effets spéciaux tout en se moquant d’un scénario « écrit par un gars qui a le QI d'une pelure de banane » (1)). Le pompon étant décroché par Romain Blondeau des Inrockuptibles qui, aveuglé par un esprit de pseudo rebelle adolescent, a réussi à déceler dans le film une idéologie conservatrice, voir même réactionnaire, en affirmant : « il faudra remonter très loin dans la production hollywoodienne pour voir une telle promotion simpliste et complaisante des valeurs familiales, et une telle aversion de l’altérité, l’ennemi singe étant ici exécuté sans autre forme de procès, au motif de la préservation d’un sang pur » (à croire qu’il parle d’un film de Leni Riefenstahl). Bref, un nouveau cortège de mesquineries et contre-sens qui n’arrange pas la crédibilité de leurs auteurs…


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Sur la piste des simiens



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Dawn of the Planet of the Apes, c’est l’histoire d’une ouverture et d’une fermeture, et du trajet qui mène de l’une à l’autre. Après le prologue, la première scène du film - consistant en un long et lent zoom arrière depuis les yeux de César - dévoile le résultat d’une vision, celle de ce Moïse simien qui a enfanté une nouvelle frontière, un monde nouveau, régénéré, succédant à celui des Hommes qui vient de s’éteindre sous les yeux du spectateur. La dernière scène du film, elle, inverse ce dispositif et montre ce monde se refermer sur un César devenu chef de guerre malgré lui et qui mesure alors l’étendue du gâchis.
Dans sa première partie, le film prend donc logiquement les traits d’un western pro-indien où les singes remplaceraient les amérindiens tandis que les derniers hommes s’apparenteraient aux premiers colons venus d’Europe ou leurs successeurs étatsuniens, conquérants du far west. Plus spécifiquement, c’est à La flèche brisée que Dawn of the Planète of the Apes fait penser. Le film de Matt Reeves reconduit en effet le même genre de trio que le western de Delmer Daves. Sous la menace d’une guerre ouverte, un chef de clan sage et respecté (César/Cochise) tente de dialoguer avec un interlocuteur du camp adverse (Malcolm/James Stewart) tout en essayant de contenir un guerrier fougueux et intransigeant parmi les siens : Koba/Geronimo. Le réalisateur et ses scénaristes réinvestissent ainsi quelque chose de fondateur dans la culture américaine : cet espace-temps semi-mythifié où des pionniers, tels John Smith ou Lewis et Clark, échangeaient pour la première fois avec des populations indigènes qui leur venaient en aide sans savoir qu’elles scellaient par là même leur destin.
Dans le même mouvement, le film impressionne par l’attention quasi ethnologique qu’il porte à la description de la communauté des singes, et ce qui forme son ciment : la communication. La caméra de Matt Reeves parvient à en saisir avec finesse et précision toutes les modalités : les signes et les mots bien sûr, mais aussi les attitudes, les regards, la façon d’accomplir un geste de déférence, la position des corps, dressés ou courbés…. « Un singe ne tue pas un singe », « singes ensembles : forts », ce sont là les fondements d’une nouvelle civilisation en train de naître et dont le réalisateur se fait le témoin dans un film que l’on pourrait qualifier de « laboratoire des origines ». Aussi, de part cet aspect communautaire, le film évoque par moment le cinéma de John Ford avec lequel il partage une même justesse lorsqu’il s’agit de peindre la vie d’une petite société (avec ses personnalités, ses institutions, ses rapports de force…).
Certains ont vu là un retournement, « une vielle morale moisie », « un vieux fond rance [qui] n’est jamais questionné par Matt Reeves » (2). César le frondeur, aurait abandonné sa verve révolutionnaire pour devenir « conservateur ». La « maison », la « famille », la « paix », voilà tout ce qui lui importerait désormais. Alors que Koba, lui, plus radical, serait plus proche de l’esprit des films originaux jugés plus modernes. Or, faire le procès du supposé « conservatisme » de ce film, c’est ne pas voir sa modernité. D’une certaine façon, cela revient à adopter une grille de lecture schématique et binaire (voir même simpliste et malhonnête dans le cas des Inrocks), pour lire un film dont la modernité réside dans son sens de la nuance, et qui n’a de classique - ce qui n’est pas un gros mot - que sa sincérité et son refus du cynisme postmoderne.


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Full Metal Koba



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De Rise of the Planet of the Apes à Dawn…, on passe du temps de la révolution à celui de la construction. Et César, d’un film à l’autre, évolue logiquement du statut de révolutionnaire à celui de père fondateur, de Spartacus à Lincoln. Le premier Singe à avoir dit « Non » à l’adresse de l’Homme devient ici un leader politique en temps de crise, chef d’état devant gérer les poussées aux extrêmes. Il n’y a rien de conservateur là-dedans, mais simplement le mouvement naturel de l’histoire que ce nouveau cycle de La Planète des Singes s’attache à reproduire. Et Koba, la gueule cassée, se pose moins en véritable continuateur du mouvement d’émancipation, gardien de l’orthodoxie révolutionnaire, qu’en menace d’une confiscation de cette même révolution par un tyran (la scène où il tue Ash est à ce titre très claire). En cela, le film est encore une fois très moderne et tout sauf manichéen. Car Koba est moins un « méchant basique » qu’une figure tragique : la victime du « régime précédent », celui des Hommes, à l’origine de sa brutalisation et dont il porte les traces jusque sur son corps.
L’axe principal autour duquel s’équilibre Dawn… est donc la tension entre ses deux personnages et ce qu’ils représentent : la résilience face à l’enfermement dans un cycle de représailles appelant d’autres représailles. Une tension qui trouve son point de bascule lors de la scène du coup d’état. Quelque part entre l’assassinat de JFK et celui de Mufasa dans Le Roi Lion, cette scène représente le moment où le barrage des mots finit par céder sous la pression d’une violence jusqu’ici contenue, et qui va alors se décharger tel un torrent. « La guerre, c’est la continuation de la politique par d’autres moyens » a écrit un célèbre théoricien de la guerre. La passation de pouvoir de César à Koba entérine cet axiome. Elle sanctionne une logique de montée en puissance dont les différents modes de communication successivement utilisés depuis le début du film sont les gradations en décibels : le silence du langage des signes d’abord, les premiers sons du langage oral ensuite, puis le bruit sourd des coups de César sur le visage de Koba, et enfin les déflagrations des armes à feu.
Le réalisateur fait alors montre d’un talent certain lorsqu’il filme l’assaut contre la forteresse des hommes. Cavalier ne faisant qu’un avec sa monture et semblant tout droit sorti de la bouche de l’enfer, Koba déchaîne toute sa rage dans la bataille. Ses camarades ont beau tomber comme des mouches sous les balles, lui est animé par le « furor », la furie guerrière, qui le transcende et lui permet même de prendre le contrôle d’un char d’assaut. Et dans un panoramique à 360°, la caméra transmet toute son ivresse du combat. Les négociations font ainsi place à la politique de la Kalachnikov, et le travail d’iconisation auquel se livre Matt Reeves rappelle le meilleur de James Cameron et ses Terminator.
Ainsi, parce que c’est son sujet et non une « ornementation » complaisante, le film ne cherche pas à atténuer sa violence. Si celle-ci n’éclate pas plein cadre et reste dans le hors-champ, Matt Reeves ne l’adoucit pas pour autant. Et les scènes de meurtres perpétrés par Koba sont particulièrement marquantes (d’autant plus que Toby Kebbel fait un sacré numéro). Parce que la guerre, c’est aussi le pire degré de la politique. Face à la peur de l’autre, au ressentiment lié aux traumatismes, à l’embrigadement dans la meute et la pulsion de destruction, la volonté de résilience de César est bien impuissante. « Koba n’a appris de l’Homme que la haine ». L’héritage que l’Homme transmet au Singe est donc bien lourd, et César, devenu Caïn, en mesure tout le poids à la fin du film.


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Transfert d’humanité



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L’on pourrait reprocher à Dawn… de faire d’un singe l’antagoniste principal, et non de l’Homme comme dans le précédent film. Mais cela ne traduit en rien un retour au point de vu humain, et encore moins une vision « colonialiste » (comme certains ont cru le voir dans la scène où Malcolm et Ellie apportent des médicaments à la compagne de César). L’une des forces de la saga La Planète des Singes à toujours été de se placer au dessus de la frontière des espèces, avec des personnages « positifs » et « négatifs » des deux côtés. En cela, Dawn… est dans la droite ligne de ses prédécesseurs. Koba et Malcolm sont respectivement les équivalents d’Aldo, le Singe belliqueux, et MacDonald, le collaborateur humain de César, dans La Bataille de la Planète des Singes.
Aussi, le choix de faire de Koba la principale opposition à César, s’il traduit bien un déplacement, n’est pas celui d’un retour en grâce de l’Homme. Au contraire, le mouvement que le film de Matt Reeves opère par rapport aux précédents, c’est celui du centrage sur le simien et du désintéressement pour l’humain (les scènes consacrées aux hommes sont d’ailleurs objectivement les plus faibles du film). De façon générale, l’Homme est ici réduit à un rôle périphérique voir anecdotique : un spectateur plus ou moins impliqué et voué à s’effacer, à l’image de Malcolm disparaissant dans l’obscurité lors de la dernière scène du film.
Et c’est là que Dawn… vient se situer dans une tendance encore marginale dans le paysage très formaté qu’est le cinéma hollywoodien actuel, mais qui monte en puissance depuis quelques années. Cette tendance, c’est celle des films où l’Homme se voit remplacer par des non-humains (aliens, intelligences artificielles, mutants, zombies…), jugés plus dignes de perpétuer notre humanité (au sens moral) ou tout au moins de la conserver pour nous, et à l’abri de nous, le temps que l’on devienne plus sage. Un peu comme un gosse de riche à qui l’on confisque les clés de son nouveau bolide le temps qu’il médite sur sa façon de négocier les virages. A ce titre, l’exemple type est Wall-E, où le petit robot besogneux collectionne comme de précieux trésors les vestiges d’une Humanité qui s’est oubliée. Wall-E, District 9, Avatar, Rise… puis Dawn of the Planet of the Apes constituent ainsi une même lignée de films où le post-humain se fait sans humains (chose que Blade Runner annonçait déjà en 1982).
Aussi, quoi de plus approprié que la performance capture pour imprimer ce mouvement à l’image. Grâce à cette technologie, l’ « acteur augmenté » - en attendant l’humain - est devenu une réalité. Et comme les personnages de non-humains porteurs d’humanité qu’il incarne, c’est un être hybride : mi-acteur, mi-pixels. Le discours se trouve ainsi relayé par la technique, l’outil au service du propos. C’est la marque des plus importantes avancées du cinéma. Dawn of the Planet of the Apes constitue ainsi le dernier jalon en date d’une nouvelle branche du cinéma hollywoodien, potentiellement porteuse de discours interrogeant le présent et l’avenir de notre espèce, et dont le porte-étendard sur le plan technique s’appelle Andy Serkis (qui fait école). Une lignée qui devrait donc s’avérer passionnante à suivre, même si elle risque de contredire Darwin.


N.B. : Les meilleurs critiques (s’entend celles qui ont pris le film avec un minimum de sérieux, que leurs auteurs l’aient apprécié ou non, et ont avancé de véritables arguments constructifs) : celles de Cinémateaser (Emmanuelle Spadacenta), Chronic’art.com (Yal Sadat), Critikat et Les Cahiers du Cinéma (Stéphane Delorme).
A noter aussi, la critique de Frédéric Mignard (aVoir-aLire.com) qui, partant d’un bon sentiment, dénonce et se moque de la mauvaise traduction du titre original (Dawn of the Planet of the Apes) en français (La Planète des Singes : l’affrontement) et cherche à la rectifier tout en faisant pire. Je cite : « en VO, c’est le crépuscule des singes, il y a eu comme un souci de traduction ! ». Bien vu l’aveugle !


(1) d'après François Forestier du Nouvel Observateur.
(2) d'après Romain Blondeau des Inrocks, encore.

Toshiro
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le 21 févr. 2015

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