Adapté pour la première fois en 1968, le roman du français Pierre Boulle, La Planète des Singes, connaîtra dès lors tout un tas d’exploitations diverses : des suites, des téléfilms, des séries, des remakes, et dernièrement une trilogie de blockbusters à la pointe de la technologie. Mais comment réadapter ce qui fut déjà mis tant de fois en images, en continuant d’intéresser les nouvelles générations ?


Le premier atout de cette nouvelle trilogie La Planète des Singes – commencée en 2011 par Les Origines, continuée en 2014 avec L’Affrontement et achevée en 2017 par Suprématie – tient à son matériau d’origine. En effet, hormis le troisième volet, les deux premiers s’inspirent grandement des déclinaisons sorties dans les années 70, à savoir, pour Les Origines, de La Conquête de la Planète des Singes (1972), et pour L’Affrontement, de La Bataille de la Planète des Singes (1973). Méconnus aujourd’hui, ces quatrième et cinquième épisodes de la saga débutée en 1968 par le film de Franklin J. Schaffner proposaient, malgré leur très faible budget et la modestie de leurs ambitions, des idées de scénario fortes et originales. Le premier mettait en scène une société urbaine froide et bétonnée, dans laquelle les singes, devenus esclaves ou animaux de compagnie des hommes, en venaient à se soulever par la médiation de César. Le second prenait place des années plus tard, alors que les restes de la société humaine, détruite par la révolution des singes, tentaient de survivre dans les ruines de ces villes fantômes ; de l’autre côté, les singes, devenus plus humains que jamais, préparaient leur assaut depuis les forêts pour prendre la ville et chasser les derniers humains. César et Koba étaient déjà là. Pour autant, ces suites ne sont pas de franches réussites, ayant très mal vieilli (quoique conservant un certain charme esthétique) et ne pouvant mener à maturité leurs thématiques socio-politiques souvent passionnantes, mais trop effleurées (l’esclavage, la révolution, le racisme, la surveillance sociale, la lutte ouvrière, etc.).


Une aubaine pour Rupert Wyatt et Matt Reeves, les deux réalisateurs de cette nouvelle trilogie, qui pouvaient ainsi s’appuyer sur des histoires dont la pertinence et le potentiel n’étaient plus à prouver, tout en profitant des grands moyens financiers qui leur étaient accordés pour leur donner une réalisation et une exploration dignes de ce nom. En somme : reprendre les bonnes idées de films inaboutis et oubliés, pour les approfondir à l’occasion de blockbusters aussi grandioses qu’intelligents. Et quand on compare la cohérence interne de cette trilogie avec celle d’une autre trilogie de blockbusters des années 2010, à savoir Star Wars, J.J. Abrams et Rian Johnson ont de quoi rougir de honte. Comme quoi, ça a du bon de savoir d’où on vient, et où on va. Aussi ces trois films ne sont pas tant des remakes que des réadaptations, dans les deux premiers temps, pour terminer sur une conclusion entièrement originale mais non moins excellente.



Les Origines – De l’art d’introduire



Les Origines est le parfait premier film pour ce qui doit devenir une trilogie : simplicité de l’histoire (un scientifique testant sur des singes un virus qui serait capable de régénérer les cellules, espérant ainsi guérir la maladie d’Alzheimer de son père), simplicité qui laisse en même temps transparaître des alcôves thématiques à développer ensuite (la mégalomanie humaine, les dangers de la génétique, la gestion de crise en cas d’infection virale, l’effacement de l’empathie devant le profit économique, ou encore la valeur et les dérives de toute révolution). Autant de notions qui auraient pu mener droit à l’indigestion, mais c’était sans compter une admirable modération de ses ambitions et de ses effets, au profit d’une forme d’humilité face à son sujet. Les Origines laisse déjà pressentir l’ambitieuse apothéose de Suprématie tout en respectant son statut d’œuvre introductive, c’est-à-dire en n’expédiant pas la mise en place de son univers, et en acceptant de se finir là où beaucoup de blockbusters auraient conclu leur seul prologue pour en montrer toujours plus. Le film de Rupert Wyatt fait dans l’efficacité, explorant avec générosité ce qu’il est en mesure de traiter et n’empiétant jamais sur ce pour quoi il est encore trop jeune. De quoi donner, là encore, des sueurs froides à certains réalisateurs davantage soucieux d’en mettre plein la vue, en dépit de toute cohérence et honnêteté, que de préparer le terrain pour leurs successeurs.


Avec son trio de personnages (James Franco, Andy Serkis et John Lithgow) charismatique et touchant, malgré des seconds rôles très manichéens et sans aucune saveur ; avec sa montée en tension progressive jusqu’à un combat final aussi cruel que spectaculaire ; avec ses effets spéciaux impressionnants mais jamais ostentatoires ; et surtout, avec son écriture misant davantage sur les relations affectives pour expliquer chaque péripétie, chaque choix et chaque soulèvement (l’amour d’un père, l’abandon, la souffrance physique), – avec tout ceci, Les Origines touche au but et convertit l’essai, réussissant là où on l’attendait, se suffisant à lui-même tout en introduisant idéalement son petit frère, L’Affrontement.



L’Affrontement – L’impétueux petit frère



Exit Rupert Wyatt, que l’on remercie pour les travaux bien faits, et bonjour Matt Reeves, moins sage mais d’autant plus généreux. Comme dans Les Origines, singes et humains sont mis face à face avec, de part et d’autre, quelques âmes bienveillantes œuvrant pour la paix et la conciliation. James Franco n’est plus là, mais Jason Clarke, Keri Russel et le jeune Kodi Smit-McPhee feront le lien entre la communauté humaine menée par le personnage de Gary Oldman (qui n’en fait pas trop) et celle des singes, guidée par César et son désormais fidèle second : l’attachant Maurice. Bien sûr, on pourra reprocher la stupidité belliqueuse des fauteurs de trouble, que ce soit du côté des humains comme du côté des singes. Mais ce manichéisme est contrebalancé par la complexité de son héros, César, et par sa relation avec un fils qui cherche sa place.


Dans un monde post-apocalyptique du plus bel effet, rappelant immédiatement les paysages du jeu vidéo The Last of Us, avec ses immeubles abandonnés où la flore reprend le dessus, ses carcasses de voitures rouillées, cette mélancolie du passé où tout mouvement s’est comme figé à jamais dans le marbre. Les nombreux allers-retours entre habitat humain et habitat simiesque permettent une appréhension intelligente de l’espace, à la fois restreint de par son périmètre et la proximité des deux clans, et très vaste de par la virginité de ses routes, l’absence de repères et le besoin de se réapproprier chaque lieu. La station service, le barrage, le pont deviennent autant de zones franches et de no man’s land potentiels. D’abord guerre de position, L’Affrontement se mue en massacre dans un assaut final là encore déchirant de vanité. Rarement les blockbusters mettent à ce point dos-à-dos deux camps pour lesquels on ne sait pas prendre parti. Témoin impuissant, le spectateur ne peut que regretter et pleurer les morts de part et d’autre ; et d’en sortir perdu, sans vainqueur, face à un César embarqué malgré lui dans une vendetta qu’il sait absurde, héros tragique promettant d’accomplir son devoir en dépit de son cœur.



Suprématie – Déconstruire et reconstruire



Que reste-t-il ? Après la rébellion des singes, s’émancipant du joug des humains dans Les Origines, et après leur vengeance dans L’Affrontement, une fois leurs forces réunies et les humains suffisamment affaiblis, Suprématie doit conclure. Finies les positions tenues lance à la main, Matt Reeves fait basculer le destin de ses personnages vers un exode aux consonances bibliques évidentes. L’embourbement laisse place aux déplacements ininterrompus, dans un premier temps du moins. Car le road movie prélude à un film d’évasion qui synthétisera les qualités des deux films précédents : rébellion et émancipation (Les Origines), appropriation de l’espace et fortification de la communauté autour d’un sentiment commun de fraternité (L’Affrontement). Le « Ape not kill ape », « Tu ne tueras point » simiesque du deuxième volet, doit depuis Koba composer avec les pécheurs, ces « Donkeys », singes aidant les humains, condamnés servant leurs bourreaux, comme certains Indiens le firent avec l’armée américaine.


La barrière entre les camps s’effrite. La lutte pour la survie de l’espèce (humaine comme simiesque) surpasse la guerre des égos, qui était celle du film précédent. Woody Harrelson cabotine, rappelant Ralph Fiennes dans La Liste de Schindler, et pourtant son personnage fonctionne étonnamment, sonne juste. Le virus ne fait plus qu’élever les singes à la conscience et l’intelligence humaines, mais il commence à réduire les hommes à l’état de primates. Destins croisés bibliques, disions-nous, où les singes sont comme le peuple juif ayant fui l’Égypte pour se perdre dans le désert, et ou les hommes du camp sont leurs persécuteurs que le Jugement Dernier remet à leur place. Et notre César christique de laisser la main, après avoir encaissé les coups, s’être fait bouclier et porte-voix de son peuple.


Au gré de ces explorations technologiques (la motion-capture n’aura jamais été à ce point sublimée) et thématiques (tenter de réintroduire des réflexions sociales, politiques et religieuses dans des blockbusters grand-public), Rupert Wyatt et Matt Reeves auront offert à la dernière génération de spectateurs une trilogie d’une cohérence exemplaire, émouvante et spectaculaire, cruelle et jouissive, moralement complexe et symboliquement forte, abordable par tous les publics. Tout n’est pas parfait, mais de s’être ainsi détaché du spectre du film de 68, tout en s’inscrivant dans sa continuité, est ce qui rend ce triptyque si légitime.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 29 avr. 2020

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Jules

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