On a déjà tout lu et tout écrit sur ce film, y compris qu'il était le dernier grand film d'auteur hollywoodien. C'est oublier un peu prestement que, dans la même dimension, Sergio Leone sortira Il était une fois en Amérique, 4 ans plus tard. Et que les deux films ont l'un comme l'autre vocation à baver sur le rêve américain et à en montrer les coulisses sordides.


Du rêve américain, il en est question donc, à travers cette foule dense et incroyablement vivante qui s'est mise en route vers les grands espaces de l'ouest sauvage. C'est juste que loin des envolées lyriques habituelles sur la conquête de l'Ouest par les pionniers, Cimino se met en tête de raconter quelque chose de nettement moins reluisant qui est la guerre du comté de Johnson dans le Wyoming, où la population (essentiellement des immigrants d'Europe de l'est) a été visée par des mercenaires agissant sur ordre des éleveurs de bétail, soutenus par les pouvoirs publics de l'époque.


Parce que voilà, en fait de grande épopée humaine, la conquête de l'ouest a été le fait des gueux et des (très nombreux) recalés du rêve américain de l'époque et elle a été le fer-de-lance du génocide d'un continent entier.
Comme toutes les naissances, celle d'une nation se fait dans le sang et la merde.


Il ne faut pas s'y tromper : par ses choix cinématographiques et narratifs, Cimino livre un film social, un film sur la guerre des classes qui sous-tend les fondements de l'Occident. Le film se construit autour de l'itinéraire ambigu de son héros, un aristocrate bénéficiant de tous les avantages de sa classe sociale d'origine, mais qui — poussé par la même fascination morbide que celle de Deckard dans Blade Runner envers les répliquants — tente vainement de se fondre dans la masse grouillante des classes populaires sans jamais y parvenir.


Les scènes de foule sont d'ailleurs à ce titre complètement fascinantes tout au long du film. Le film se construit autour de différentes figures récurrentes : les danses, les cercles, les foules, les fumées et les poussières. En permanence, il y a un effet de va-et-vient entre les pratiques des riches et celles des pauvres, et les différences s'y marquent d'autant plus fortement. On se croirait dans du Reiser.


On commence d'ailleurs chez les riches lors de la remise des diplômes de fin d'année, parce que l'instruction est un privilège de classe. Et comme cette instruction-là est particulièrement prestigieuse, on en marque d'autant plus le profond contentement et la grande homogénéité de classe qui caractérisent tous ces jeunes gens tellement fiers et contents d'être bien nés. Les violons accompagnent une valse interminable et colorée où, déjà, on sent poindre le souci endogamique de bien se marier entre soi.


Chose que ne fera pas James Averill puisqu'on le retrouve 20 ans plus tard shérif d'une bourgade paumé du Wyoming, loin de l'est des privilégiés.


L'arrivée à Casper est le moment ou l'on commence à réellement s'immerger dans le récit, littéralement pris dans la foule. S'il y a la poussière omniprésente des rues et la fumée de la locomotive qui estompe les cohortes de migrants qui descendent du toit du train, les rues, les magasins, tout grouille de vie, de gens, de bruit. Les gens sont au coude à coude, la rue est le théâtre d'un chaos organisé et dense et déjà, on sent la férocité poindre au fur et à mesure que le vernis de civilisation s'écaille loin des centres du pouvoir. Déjà, on voit qu'il y a les riches, les puissants et les pauvres, les gueux, avec les plus gueux d'entre eux : les immigrés, attirés par les promesses de vie meilleure et qui vont devoir survivre à une nature et une population hostile et ouvertement violente.


Pourtant tout n'est pas sombre et désenchanté dans Heaven's gate, titre éponyme de la salle commune du village de Sweetwater, où les villageois se retrouvent régulièrement pour faire société, pour danser et pour débattre. Les violons straussiens des bourgeois ont fait place au crincrin des danses populaires, les discours compassés et vides de sens (si ce n'est celui de l'autosatisfaction bourgeoise) du discours à Harvard sont remisés au profit d'une vie commune intense, de débats qui parlent de vie et de mort et de la nécessaire lutte des classes.


En ces temps où il est de bon ton de traiter les migrants comme des sous-humains, où les écarts entre les riches et les pauvres ne cessent de se creuser pour devenir infranchissables et incompatibles avec la démocratie, il est plus que jamais urgent de se jeter sur la version restaurée en 2013 de Heaven's gate, la seule 100% validée par Cimino.


On y retrouve la même arrogance des nantis, le même sentiment de supériorité et d'impunité qui est le préludes aux pires atrocités.

AgnesMaillard
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le 19 janv. 2016

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Agnès Maillard

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