« Par inspiration, il me transporta dans un désert où je vis une femme assise sur une bête écarlate, chargée de noms de blasphème, et qui avait sept têtes et dix cornes. La femme était revêtue de pourpre et d'écarlate, parée d'or, de pierres précieuses et de perles. Elle tenait dans sa main une coupe d'or remplie d'abominations et des impuretés de sa prostitution. » (Apocalypse de Jean, 17, 4). Remake de La chienne de Jean Renoir (1931), le film aurait dû s'appeler The Bitch, mais ce titre était impossible aux États-Unis en 1945 sous le code Hays. Lang proposa Scarlet Street, sans doute une référence à la grande prostituée de Babylone dans l'Apocalypse de Jean. Car il est fort probable que Kitty (Joan Bennett) fasse aussi le trottoir ce qu'indiquent plusieurs indices, à commencer par le fait que Johnny (Dan Duryea), son amant, à toutes les caractéristiques du maquereau. La Rue rouge est le premier film véritablement indépendant de la période américaine de Fritz Lang qui venait de fonder, avec son actrice fétiche Joan Bennett et le mari de celle-ci, Walter Wanger, une maison de production dont il détenait la majorité des parts. Le film est donc très loin d'être une pâle copie du film de Renoir, puisqu'il s'en distingue complètement, tant sur le fond que sur la forme. Sur la forme, car le film est bien loin du naturalisme de Renoir, sur le fond car Lang donne ici une dimension tragique qui n'existe pas dans le film de Renoir dont la fin montre Maurice (Michel Simon) devenu clochard et s'apprêtant à faire bombance avec l'ancien mari de sa femme, clochard lui aussi, grâce aux 20 Fr. donnés par un riche automobiliste sortant d'une galerie où il vient d'acheter un de ses tableaux. Dans le film de Lang, de multiples symboles insistent sur la dimension tragique et le thème du destin. La montre offerte à Chris par son patron, dans la première scène du film, évoque les rouages du temps (et donc le destin), car il est bien évident, qu'avant de rencontrer Kitty, Chris a sans doute le besoin, conscient ou non, de changer de vie et d'échapper à sa mégère de femme. Sa rencontre avec Kitty, n'est finalement qu'une occasion sur laquelle il se jette avec aveuglement. Lors de cette rencontre, Chris se cache d'ailleurs le visage avec sa main, de façon assez incompréhensible puisqu'il ne risque plus rien, son adversaire étant assommé. Ce geste symbolise un aveuglement volontaire, Chris ne veut pas voir la réalité. À deux reprises, le film insiste sur le fait que sa peinture montre une absence de perspective et il est clair que ce petit caissier n'a pas un point de vue lucide, une bonne perspective, sur la réalité. Dès le départ, il est dépossédé de son mariage par l'ex-mari de sa femme, comme il le sera de sa « maîtresse » par le maquereau de celle-ci, de sa peinture et de son succès par sa « maîtresse » et enfin de son crime par le maquereau. Il sera enfin littéralement abandonné des hommes dans le plan final, superbe, où la foule parmi laquelle il marche disparaît autour de lui. Le film fourmille d'idées géniales, comme le procès filmé comme si nous, les spectateurs, étions les jurés, ou cette incroyable scène où Kitty lance à Chris, qui insiste pour faire son portrait, un « peins moi » en lui tendant son pied nu et son vernis à ongles et, ajoutant, alors qu'il s'exécute, « ce sera ton chef-d'œuvre ! » !

Jean-Mariage
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le 2 mars 2017

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