De ce que l’on connaît des jeunes années d'Orson Welles et de leur contexte, il est possible d'isoler certains traits en rapport direct avec ses films. Tout enfant, il savait par cœur et récitait en costume, devant un public de parents attendris, les longues tirades de pièces fameuses ; avant de réaliser Citizen Kane, il a travaillé au théâtre ainsi qu'à la radio ; fasciné depuis toujours par l’illusionnisme, il a exécuté des tours de magie pour sa famille et ses amis et présenté un numéro de passe-passe à l'armée pendant la Seconde Guerre Mondiale. Il est clair que ce qui l'a poussé à réaliser la fameuse émission La Guerre des Mondes était en partie le désir de surprendre, motivation que l'on retrouve presque partout dans son œuvre cinématographique. Elle se manifeste par exemple à découvert dans les feux d'artifice et les effets de miroir où culmine la tension de La Dame de Shanghai. Elle s’exprime, plus flamboyante que jamais, dans l’entame de La Soif du Mal, adaptation d’un roman noir transformé en vision shakespearienne du monde moderne. Cette dernière lecture s’infiltre partout : dans le sang sur la main de Hank Quinlan, le flic corrompu, lavé avec de l'eau sale mais remplacé presque immédiatement puisqu'il se tient sous le cadavre de son collègue et ami, dans le thème commun de la damnation, de la croisée de chemins sans issue et sans retour, ou dans le personnage de Tanya, liseuse de tarots et version bienveillante des sorcières croisées dans les œuvres du dramaturge élisabéthain.


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La première chose qui saisit l’œil, lorsque l’on pénètre dans La Soif du Mal, c’est la notion de mouvement, figuré par une caméra instable, fureteuse, fébrile, en mobilité permanente, qui exécute d’entrée de jeu la plus folle et la plus complexe des chorégraphies. Après avoir montré l’armement de la minuterie d’une bombe et le délai de trois minutes restant à courir avant son explosion, la caméra contraint à vivre l’écoulement du temps réel jusqu’au moment fatidique. Partie du cadran, elle effectue un mouvement de grue et accompagne la voiture dans le coffre de laquelle la bombe a été posée. Elle suit des flux de civils à pied avant de rester quelques instants sur un couple d’amoureux qui marchent en discutant : les personnages principaux du film, Mike Vargas et sa femme, la charmante Susan, en voyage de noces. Elle recule puis panote à gauche, à droite, en diagonale, oscillant de l’un à l’autre des acteurs de la scénographie. Malgré la cacophonie des sons et des musiques d’ambiance, chacune des trajectoires est parfaitement lisible, la logique de leur combinaison bien précise, et la tension dramatique de ce fait prodigieusement entretenue. Le tic-tac du mécanisme de mise à feu entendu d’abord est immédiatement relayé par une base rythmique afro-cubaine, accordée à sa cadence, sur laquelle vient bientôt se greffer le thème principal, mais qui resurgit "nue" au moment où la passagère de la voiture se plaint au douanier du ticking noise qui lui tinte dans les oreilles. Cette scène pose l’image-clé du passage des frontières (entre le Mexique et les États-Unis), qui se fera de plus en plus floue à mesure que l’on basculera ensuite entre la loi et la criminalité, entre l’intégrité et la corruption. Avec une extraordinaire virtuosité, le cinéaste parvient donc, en l’espace de ces quelques minutes, à articuler de manière exclusivement formelle les termes de sa réflexion. Lorsque la déflagration survient enfin, qui rompt la continuité du plan, la logique du récit est enclenchée. "We'll have to postpone that soda, I'm afraid…", glisse Vargas à son épouse avant de se précipiter sur l’épave fumante. Il ne croit pas si bien dire.


La recherche stérile de "Rosebud" dans Citizen Kane butait à la fin sur le panneau No trespassing ; la quête de vérité de Michael O’Hara éclatait en mille morceaux dans la galerie des glaces de La Dame de Shanghai ; la trajectoire d’Arkadin à travers les secrets de son passé ne dessinait pas une reconstitution des origines mais son effacement. Les films d’Orson Welles tissent des toiles dédaléennes, reflètent un monde semblable, en apparence seulement, à celui qui nous est familier, mais qui est coupé de ses amarres et de ses cadres de référence. Dans La Soif du Mal, ce monde est contenu tout entier dans la petite ville frontalière et sinistre de Los Robles, au Mexique. Une bourgade de cauchemar, où les murmures perçus derrière les cloisons n’ont rien de rassurant, où l’apparente solidité des repères rationnels s’effrite si l’on perd son chemin, où la starlette en sweater, égarée de Hollywood, demande la plupart du temps en vain qu’on la réveille. Dans cette ambiance de cuir, de voitures décapotables et de vent violent dans les détritus règne un petit baron de la pègre adipeux que l’on surnomme Oncle Joe Grandi, et qui commande une bande de loubards défoncés prêts à fondre sur les blondes et candides jeunes filles. Restituant ce cadre dans une débauche de travellings effrénés et de grand-angulaires à courte focale, Welles favorise un sentiment de claustration infernale. L’environnement est tangible, plastique, visqueux, plein de perspectives déformées qui dévoilent si brutalement la contingence des situations qu’elles sont toujours ressenties comme dangereuses. L’espace est distordu, clos, comprimé, rétréci en arcades, en ruelles désertes comme des coupe-gorge ou en couloirs interminables, dans lesquels l’œil ne peut plus accommoder sa volonté mais est inexorablement entraîné vers l’infini. Le montage, marqué par un rythme haletant, totalement imprévisible, fragmente les événements et suggère une frénésie aussi bien spatiale que mentale qui concourt à l’extraordinaire puissance expressive du film, à ses effets de déséquilibre et de désorientation permanents. Il brouille les repères géographiques, entre la ville et le motel par exemple, ce qui place l’itinéraire de Susan dans une vicinité immédiate à l’action principale et donne l’impression qu’elles sont inextricablement mêlées lors même qu’on les voit se séparer. Le déphasage de la vision et de l’audition culmine de manière explicite dans la dernière séquence. Ce n’est pas un hasard si l’œuvre se termine par un déploiement de plans courts et hachés qui rivalise avec la démonstration de maîtrise de l’ouverture. Là où la première scène était centrée sur une bombe, la dernière l'est sur un magnétophone. Les ponts, les derricks, les échafaudages, les poutrelles et les mares d’eau croupie du no man’s land où errent Vargas, Quinlan et Menzies obéissent moins, là encore, à la représentation réaliste d’un lieu qu’au territoire intérieur dans lequel ils rôdent et s’égarent.


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Au sein de cet univers mangé par les ombres et les ténèbres, aux éclairages agressifs, crapuleux, extrêmement contrastés, et où même la lumière du jour, trop crue et oppressante, devient une menace, se livre un combat sans merci. Deux êtres antinomiques poursuivent une confrontation qu’ils ont entamée dans la nuit des temps. On a pu dire à propos de La Soif du Mal qu’il était une allégorie sur les véritables rapports entre le Dieu qui a créé le cosmos et sa Némésis, son ennemi apparent, le Diable. Interprétation parmi d’autres : la construction en fils parallèles, l’un masculin, l’autre féminin, permet aussi des notations subversives et politiques sur le sexe, l’ethnie et les délimitations nationales. Welles s’emploie à ébranler toutes nos conceptions éthiques, nous rend complice de visions brutales, sexuelles ou raciales, en même temps qu’il apaise notre conscience avec de saines homélies sur les ravages causés par les préjugés. La violence du film est constamment associée à la dispersion du désir dans les arcanes du labyrinthe — et pas seulement pour Susan, dont Janet Leigh incarne à merveille le potentiel de beauté exposée au mal (Hitchcock s’en souviendra pour Psychose, lorsqu’il lui faudra trouver une actrice faisant étape dans un motel tout aussi funeste et inquiétant). Le veilleur de nuit est ainsi décrit comme une sorte de précipité du délire qui l’entoure, son hystérie, ses transes quand il regarde le lit de l’héroïne, son gloussement quand il cherche à évoquer la wild party, formulant de façon évidente une terreur sexuelle. De même, puisque les obsessions de Quinlan découlent de la perte de sa femme assassinée, il prend le rôle du meurtrier de celle-ci en tuant Grandi. Le découpage entre la strangulation et Susan qui s’agite dans le lit suggère alors que, pour lui, la passion charnelle s’est transformée en violence meurtrière, ou bien que les deux sont devenues identiques. Ce qui renforce encore l’intensité pétrifiante de cette scène aux stridences baroques.


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Qui est donc Hank Quinlan, que Welles interprète avec un sens de la bouffonnerie grandiose, tout à sa joie du transformisme, grimé d’un faux nez grotesque, lourdement appuyé sur une canne qui supporte sa démarche brimbalante, affublé d’un chapeau décati et d’un imperméable aussi lourd que sa carrure ? Comment l’acteur-cinéaste parvient-il à élever ce flic pourri, proche de Macbeth, en colosse déchu, idole presque immobile dans un carnaval de masques et désastres ? Par quels moyens, à travers cet être malade d’absolutisme, fait-il moins surgir la grandeur du mal que l’innocence du péché ? L'exercice quasi totalitaire du pouvoir, le pharisaïsme et l’auto-apitoiement larmoyant de Quinlan font bien sûr partie de son histoire et sont aussi graisseusement palpables que sa chair. Ils servent à peine à amoindrir sa cruauté, son racisme et sa basse dissimulation. Qu’il passe pour avoir du flair et soit admiré ne l’empêche pas d’être un dangereux salaud. Il n’y a pas d’autre ambiguïté ici qu’affective (de la part de Menzies, son âme damnée), tant il est vrai que même pour une crapule on peut éprouver de la pitié. Tout cela est clair, le film sans précautions : c’est une méditation sur les abus du régime policier qui se poursuivra logiquement dans Le Procès. Les peuples devraient défendre comme leur vie même l’éthique qui est celle de Welles dans le duel entre le "libéral" Vargas et le "fasciste" Quinlan ; mais c’est beaucoup demander à l’indifférence et à la lâcheté.


Pourtant cet homme est également marqué par la perte, comme le suggère sa relation avec Tanya la gitane, qui est de façon littérale une figure de son passé. Le salon de cette dernière est présenté non pas comme une partie du présent de Quinlan mais comme un lieu de la mémoire. Quand il s’y rend pour la première fois, dans un envol de papiers gras et de saloperies diverses que le vent jette autour de lui, il va sans le savoir au-devant de ses souvenirs. Le thème simple et répétitif du pianola interrompt ainsi avec une aisance tranquille les cuivres et les bangos syncopés du reste de la bande-son du film. Il en est le seul rythme pur, comme un cœur qui bat encore dans un organisme à l’agonie. C’est le dernier sursaut de la vie, une tendresse insoutenable sous le regard de la mort. C’est l’adagio d’Albinoni dans Le Procès, une apparition du bonheur perdu que la musique seule est capable de dépeindre au seuil de l’enfer. L’espace au travers duquel le policier américain est appelé à évoluer est vide, indéterminé, hors de portée de sa domination. L’arche du bordel est une sorte de portail obscur qui concrétise la frontière des deux mondes : cadrant l’inspecteur alors qu’il hésite, le transformant en silhouette. À l’intérieur, en contraste avec la profondeur de champ caractéristique du reste du film, la pièce est encombrée d’objets : bric-à-brac, miroirs, tableaux mêlés dans l’éclat des ampoules nues ou du clignotement des néons. Quand elle parle à Quinlan, quand elle lui confie qu’il n’a pas d’avenir, Tanya ressemble à une image obsédante, et leur dialogue est un centre stable débarrassé des variations compulsives dont la mise en scène est saturée par ailleurs. Le procès de Quinlan, comme celui de Kane, des Amberson, de Michael O’Hara, d’Arkadin ou de Joseph K., exige la suspension de la durée ; l’avenir doit être mis entre parenthèses. C’est tout à coup le passé qui surgi dans la conscience comme un malfaiteur, c’est la conscience qui fait eau de toutes parts, engloutie peu à peu, submergée par "la faute" dont chaque visage étranger est un insoutenable miroir.


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La nostalgie du salon de Tanya fournit donc un indice pour comprendre comment il est possible de franchir la frontière du labyrinthe. Il peut arriver que l’on se fourvoie dans ces dédales où l’on perd non seulement son chemin mais aussi sa propre humanité, pas uniquement à cause d’une agression soudaine ou d’un viol, mais sans doute plus couramment à cause de la marche du temps et de l’expérience. Et c’est la perception douloureuse de ce processus qui distingue les résidents permanents de cette sordide municipalité de ceux qui croient qu’ils peuvent demeurer de simples touristes. La belle et théâtrale allure de Charlton Heston, sa diction impeccable, sont aussi tranchées que la conviction avec laquelle Vargas ordonne sa philosophie. La masse informe d’Orson Welles et son discours indistinct sont une manifestation physique de l’ambivalence de ses propres valeurs — et de tout le zoo grotesque de Los Robles. Lorsque Vargas marche à droite, avec son profil qui accentue le carré de sa mâchoire, et qu’il profère de vertueuses pensées sur le côté sacré de la loi, Quinlan, affaissé à sa gauche, tourne à demi vers la caméra un visage mou, en partie par ennui et impatience, en partie pour chercher notre complicité de spectateur. Ce simple plan formalise la scission entre notre condamnation intellectuelle de Quinlan et notre complicité émotionnelle avec lui. Sa célèbre intuition, dont il se vante souvent, ne révèle rien d’autre que sa longue fréquentation de la corruption, qui l’a définitivement éloigné de l’idéalisme vulnérable dont Vargas et Susan sont les ambassadeurs. À la fin, lorsqu’il vient mourir sur un tas d’ordures après avoir tué l’ami dont il avait autrefois sauvé la vie, le seul homme à l’avoir vraiment aimé, le dernier lien avec une générosité spontanée de sentiment, il écoute inerte l’histoire d’une vie qui ne semble plus lui appartenir, puis sombre dans l’eau stagnante comme les déchets qui l’entourent, entraînant le spectateur avec lui, dans la vase.


Puisque Welles reste Welles, les ultimes mots de Tanya se rattachent à toute une tradition de la tragédie shakespearienne. Hamlet ou Othello ont eux aussi le souci que leur histoire soit perpétuée par le verbe, le témoignage, tout comme le spectateur avait l’exigence de connaître le véritable sens de Rosebud. La réponse apportée par la diseuse de bonne aventure est à peu près d’autant d’aide que celle que l'on obtient à la fin de Citizen Kane. Elle confirme bien sûr l’incertitude à laquelle a mené le franchissement des frontières et conteste non seulement les définitions hollywoodiennes de personnage et de moralité, mais toute tentative de représentation cohérente. Tout ce qu’on peut dire est-il jamais assez ? Quelle importance après tout ? Cela fait partie de la farce. Car La Soif du Mal vacille continuellement entre le mélodrame et la farce, ou plutôt il occupe cette zone indéfinie où l’un déborde dans l’autre en usant de formes exubérantes, outrées, plus proches de la texture et de la logique des rêves que du décorum des vies éveillées, particulièrement perméable aux incursions d’impulsions inconscientes et de fantasmes souterrains. Le réalisateur est comme un pionnier de la connaissance devant la porte fermée de la vérité. Il se retourne et c’est la tour de Babel de nos subjectivités qu’il contemple. La Soif du Mal est le procès de tous les Faust modernes, à commencer par ce Faust séduisant qui s’appelle le cinéma. Ce que dit Welles à travers ce film monumental, où la société et l’homme ne coïncident pas nécessairement, où personne ne peut se réfugier derrière une idée, fût-elle juste, où le bon Samaritain doit, pour confondre son ennemi, employer des méthodes contestables qui le perdront, et où même une canaille peut atteindre au sublime, c’est que chacun doit prouver sa force en marchant. Voici peut-être son grand plus tour de prestidigitation, lui qui n’est pas du genre à se contenter de faire sortir des lapins de son chapeau : s’emparer d’une banale intrigue policière, la tailler à sa démesure personnelle et l’ériger en parabole convulsive de l’ambiguïté humaine.


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Créée

le 2 juil. 2012

Modifiée

le 6 juil. 2014

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Thaddeus

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