Gelsomina n’a pas de chance. Elle n’est pas belle, elle n’a pas toute sa tête, et sa mère vient de la vendre pour 10000 livres. Mais au moins, elle pense. Ce n’est pas le cas du rustre qui l’a prise sous la toile trouée de sa roulotte motorisée, l’artiste ambulant Zampano. Lui il ne pense pas non. C’est un sac de muscles qui ne fait que boire, manger, voler, frapper. Il connaît la recette pour se débrouiller, pour être regardé, il l’applique à la lettre. Pourtant à côté de lui, la petite Gelsomina veut être aimée par lui. Elle s’applique, elle danse, elle apprend. On ne sait pas trop pourquoi Zampano s’efforce à s’acharner sur elle malgré toute la bonne volonté qu’elle met dans sa tâche, et on ne comprend pas pourquoi non plus l’enfant ne s’est pas enfuie face à cette vaine entreprise. S’enfuir, elle ne le peut pas, Zampano ira la chercher quoiqu’il arrive. Gelsomina n’a d’autres choix que de rester. Elle cherche donc de quoi oublier son malheur. Elle cherche un compagnon, un ange gardien. Cet ange gardien, elle l’a vu un soir, volant, voltigeant en l’air autour d’un plat de spaghettis. Il était beau dans son ciel. Mais ce qu’il y avait de bizarre avec cet ange, c’est qu’elle n’était pas la seule à le voir ; au contraire, le monde n’avait d’yeux que pour lui. Plus que pour Zampano encore. Jaloux, ce dernier va faire tomber l’ange de son ciel à coups de poing, trop fou était-il sans doute Le Fou. Il avait un souhait qui jamais ne s’est accomplie, glisser du ciel, un dernier pas de clown sur son fil, la mort grotesque d’un ange déchu. Même cela on lui a retiré. Gelsomina ne s’en remettra pas. Toujours elle gardera en elle l’agonie de son ange, celui qui lui avait montré sa place. “Le Fou a mal, le Fou a mal” répète-t-elle, quand Zampano continue à ne pas penser. Et à ne pas penser, il va laisser le seul être qui a brisé la chaîne de son coeur. Mais ça, il ne le sait pas encore. Alors quand il part, il laisse passer le temps, il ne peut pas oublier, enfin il pense, il pense à Gelsomina. Il pense à ses tours, à sa trompette, à sa mort, celle d’un autre ange aussi fou que celui que ses grands poings ont tué. Pendant toute ces années, le monde voyait Zampano inchangé, le même saltimbanque bourru et résigné, qui ne pense pas, qui n’apprend pas. C’est faux, Gelsomina lui a appris à pleurer.
La Strada, n’est-ce pas simplement l’histoire d’un homme qui apprend à pleurer. C’est ce que disait déjà André Bazin à la sortie du film. C’est aussi un film éminemment simple, naïf ; et cette naïveté dérange certains ce qui est compréhensible. Naïveté jusque dans l’usage de la caméra. Aucun artifice ni technique de plan alambiquée, Fellini montre le monde et surtout l’être dans ce qu’il a de plus simple, de plus plein. Il n’y a pas de triche, pas de double-sens proposé par la caméra, rien ne s’ajoute au réel ; et c’est le seul moyen de montrer le réel tel qu’il est. Pourtant il y quelque chose de merveilleux qui se dégage des personnages, enfin deux personnages, Le Fou et Gelsomina. Ils savent tous les deux ce que c’est que d’être en marge, d’être bon à rien. Et pourtant, d’eux émanent une certaine aura qui ne semble pas si extraordinaire que cela. Au contraire, cette aura merveilleuse a, comme les mouvements de caméra, comme le regard de Giulietta Masina, cette simplicité si naturelle que l’on pense que ce merveilleux existe naturellement. Evidemment, cette aura a quelque chose de très naïf, ce qui irrite Zampano, comme elle irrite certains spectateurs. Et Le Fou apprend à Gelsomina qu’elle a cette aura, qu’elle a une place dans le monde, sa place, être indispensable à Zampano car si elle s’en allait “qui resterait ?” Ainsi, elle s’est découvert une âme. Et la mort de celui qui lui a montré la voie, qui lui a donné sa condition d’être, apparaîtra comme son dernier drame. On ne sait pas si Zampano abandonne Gelsomina par peur que celle-ci les livre pour le meurtre du Fou, ou bien s’il a simplement peur de cette souffrance qu’il ne peut canaliser. Cela l’effraie sans doute. Alors il part et il pleure, parce que lui aussi découvre qu’il avait une place, qu’il avait sa place, et que cette place était auprès de Gelsomina. Il s’est senti une âme lui aussi, car quelque chose en est parti en même temps que sa pantomime.