On vit à une époque où tout va trop vite : la communication en un clic, le flux d'images incessants, les informations en temps réel. Aussi, ce que je déplore le plus dans un film, c'est sa capacité à conscrire, raccourcir, expédier, faciliter le développement d'une intrigue, à ne parfois pas saisir l'essentiel, c'est-à-dire le temps qui s'écoule et les marques qu'il laisse irrémédiablement sur chaque individu, et donc ses personnages. Comme si l'on racontait sans expliquer, qu'on regardait sans voir.


Et la grande force, à mes yeux, de La vie d'Adèle, c'est qu'il prend son temps. On peut contester la longueur de certaines scènes (de sexe, notamment) et reprocher à Kechiche de trop les étirer, mais je trouve la démarche admirable. C'est quand il s'attarde sur les moindres détails, a priori insignifiants, que son film se déploie entièrement et gagne en puissance, comme rarement ailleurs. C'est cette approche à un cinéma naturaliste qui me fascine, comme s'il avait cherché à exploiter toutes les ressources possibles de son art pour aboutir à une concrétisation ultime de la force des images, et de la capacité du cinéma à se faire miroir du monde (l’œil ouvert).


La vie d'Adèle est un véritable tableau humain, des tranches de vie qui finissent par former un tout cohérent à mesure qu'il progresse : c'est un travail d'architecte, perfectionniste, méticuleux, et ça se sent ; un récit de formation qui ne pouvait que trouver son intérêt, et crédibiliser la quête de son personnage, en se construisant dans l'observation assidue des petits sursauts, à première vue anodins mais finalement formateurs, qui fondent eux-mêmes l'existence et l'être.


Kechiche atteint une justesse inouïe dans le portrait de cette adolescente confuse, maladroite, tellement réaliste, et de son histoire d'amour déchirante. Il parvient à retranscrire à l'écran des instants, fait de petits touts, avec une vivacité démentielle et un rapport au réel épatant : on vit le film autant qu'on s'y reconnaît, parce qu'il traduit les choses avec une authenticité rare, collant sans cesse la caméra au plus près de ses actrices, épousant leur corps et captant leurs moindres expressions faciales (la bouche d'Adèle, ses dents, son regard, ses mèches rebelles, ses tics).


Il traduit la vie et donne d'autant plus d'importance à sa représentation que tout devient intéressant, et qu'on se plaît à observer encore et encore les mécanismes nerveux du personnage, nous-mêmes transcendés par des émotions qui la dépassent et finissent par nous envahir aussi : avec ses plans fixes, interminables, l'évitement devient impossible, nous ne pouvons plus fuir le cadre. Comme Adèle, nous sommes coincés, résolus à souffrir, à affronter la vie sans détourner le regard.


C'est un tour de force, à la fois formel et narratif. Ainsi, il ne me semble pas légitime de reprocher à Kechiche son manque de militantisme : son film n'est pas militant, ce n'est pas un plaidoyer. Même s'il occulte des passages qui auraient effectivement pu changé la donne (le coming-out), son objectif se situait, à mon humble à vie, dans la tentative de rendre compte de l'évolution d'un personnage, d'une période de sa vie à l'autre, de son passage à l'âge adulte ; et tout est vécu à travers Adèle, tout point de vue externe est annihilé, il n'existe plus que son regard, et son rapport au départ non-assumé à son homo(bi ?)sexualité qui, pour elle, passe par l'incompréhension et le chagrin.


Au final, Emma n'a pas la place d'Adèle dans le film, elle devient presque secondaire, et sert plus à la caractérisation de cette-dernière, comme un support pour la faire avancer et grandir en tant qu'individu, en témoigne le chapitre où Adèle se retrouve seule avec elle-même, ses doutes et sa déprime. La relation amoureuse n'est, à mon sens, pas le point phare du film, qui se situerait plus dans l'intensité avec laquelle un personnage fictif prend vie sous nos yeux de spectateurs (et Adèle Exarchopoulos est à ce titre déconcertante de naturel). Comme on observerait un sculpteur tailler sa statue avec un soin particulier pendant trois heures, et qu'on deviendrait plus intéressé par la manière avec laquelle il s'y prend que par le résultat obtenu.

Lehane
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le 21 mai 2016

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Lehane

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