La Vie d'Adèle, comme son nom l'indique, est l'histoire de la vie d'Adèle. Mais La Vie d'Adèle est sorti au mauvais moment. Il a reçu une Palme d'Or dans une période où la France a besoin pour oublier ses soucis de tout sauf d'artistes aux cheveux bleus, où la France à besoin de transférer ses soucis politiques à toute œuvre d'art existante, où la France a besoin de voter Front National et de se raccrocher aux vies derrière les œuvres. Exit les petites phrases en coulisses, les dénonciations de la petite fille du président de Pathé Jérôme Seydoux, exit les exigences du réalisateur pseudo-intenables comme si Hitchcock ou Kubrick n'avaient jamais réalisé de chefs-d'œuvre, exit les débats quant à l'interdiction de l'homosexualité ou à la censure des fesses ; je ne veux pas me vanter et surestimer ma critique, mais celle-ci parlera du film.

Après neuf mois de grossesse, après un brasier cannois éteint, après une politisation de l'homosexualité un peu moins publicitaire, après une France qui a moins peur, revoir ce film en Dvd après l'avoir désiré comme je désire une amante m'a fait me transformer en Abdellatif Kechiche. Bien que j'attendais la version longue, trois scènes coupée viennent éclairer une vision du film. Rares sont les films qui font désirer. Qui font aimer. Qu'on voit une première fois en aimant son premier amour de la même force qu'Adèle, et une deuxième fois en l'ayant perdu avec la même violence qu'Emma. Je crois qu'il n'y a pas de règles. C'est quelque chose qui vit, et puis, qui s'éteint. Il faut l'avoir vécu pour se dire que le film l'a compris, ça : ça ne tient pas à grand-chose. C'est donc sans aucune autre objection que je me dois d'élever ce film comme un chef-d'œuvre parfait qui aura compté plus que tout dans une vie humaine, détrônant ainsi sur mon SensCritique un Citizen Kane aussi décortiqué qu'une crevette à laquelle je suis allergique et qui finit par rendre insensible tout spectateur. Maintenant, je vais donc vous expliquer pourquoi ce film est un chef-d'œuvre.

Tout d'abord, en allant voir ce film, il faut avoir à l'esprit la sensation qu'avaient nos grands-parents en voyant Et Dieu créa la femme ou nos parents en voyant La Boum ; on assiste au premier film d'une légende, d'une actrice de dix-neuf ans incroyablement sincère et passionnée qui joue sans être passé par une quelconque école d'acteur, sinon celle de la vie qui est la seule valable. Adèle Exarchopoulos est une actrice au talent innommable. Et l'innommable, c'est le film. Film sur l'homosexualité, film sur l'éducation, film sur la société, sur les huîtres, peu importe, c'est un film du réel. Et du réel que l'on n'a pas l'habitude de remarquer, du réel dont on se cache par des milliers de représentations kitsch, par la télé dans la cuisine et Question pour un champion qui crie tout haut les réponses justement placées de " l'Omerta " ; par les cours consensuels et fades qui cachent tout l'intérêt de l'œuvre de Marivaux — étudier en cours de français les romans de Marivaux alors que Marivaux était tout ce qu'il y a de plus théâtralement italien ? — et qui essayent, tant bien que mal, de dénicher, avec une prof un minimum plus intéressée, le détail dramaturgique dans la " petite " Antigone ; avec la bêtise de chercher un garçon à embrasser et à aimer parce qu'il le faut et parce qu'il ne sait pas quoi faire ; avec des cheveux teints en bleu pour se cacher en tant que femme et se faire voir en tant qu'artiste. La caméra, intrusive, voyeuse, filme la peau d'Adèle, les dents d'Adèle, la bave d'Adèle, la morve d'Adèle, la bolognaise d'Adèle, les seins, le ventre, l'entrejambe d'Adèle, seule, épuisée de se faire l'amour seule devant une caméra voyeuse et impuissante. La caméra filme la vie d'Adèle.

C'est le réel du Festin Nu, c'est le réel du film d'horreur, c'est le réel de Francis Bacon et le réel d'Egon Schiele. C'est le réel du théâtre de Joël Pommerat, auteur contemporain qui part de fragments de parole, d'idées, pour construire le spectacle à partir de ce que donnent les acteurs. C'est le réel qui montre, sans aucune subtilité et en marchant mieux que jamais, ce qu'est une huître ; une huître est vivante quand on la dévore, et la subtilité de dire " Moi ça me fait penser à autre chose " sonne faux et ne prend pas. Mais dans La vie d'Adèle, tout et à la fois gratuit et légitime. L'huître, comme tout ce qui est présenté au début, comme Marivaux, comme la petite Antigone, comme l'omerta bien sûr, revient. C'est un des enjeux les plus importants, et à partir de l'instant où elle est introduite, la métaphore est pleinement avouée. Par ce qu'elle tente de faire de subtil, elle en rajoute, et pose directement les choses. La première partie sert à ça. VLAN, L'omerta et la loi du silence qui règne pendant tout le film et qui est posée par la télé de Julien Lepers. VLAN, Adèle qui aime lire et rester lectrice ou spectatrice sans jamais chercher le pourquoi, le comment, la justification la vie de l'auteur — Kechiche est un génie putain de putain de merde. VLAN, La Vie de Marianne et la force du coup de foudre et du premier regard. VLAN, la petite Antigone qui est trop petite pour dire non. VLAN, Adèle qui, de l'arabe Adel, signifie ce qui est équitable, juste, la même justice que la toute petite justice à cause de laquelle mourra l'amour. VLAN, le lait fraise et les fluides corporels qui ne cesseront d'être mélangés. VLAN, enfin, en coup de grâce dans le " chapitre 2 ", lu tendrement par la voix innocente d'un enfant, cette dernière strophe d'un poème insignifiant dans l'œuvre d'Alain Bosquet : " Le poème du poète c'est pour dire tout cela et mille et mille autre choses encore : pas besoin de comprendre ". Si le film est exempt de toute construction poétique, parce qu'il est aussi peu cadré qu'il est brutal, sa force naît de la contradiction entre l'œuvre et son auteur : Kechiche est le poète. Un poète qui ne vit que par les contemplations, un poète qui sait par où passe le Verbe car le Verbe c'est Dieu, un poète qui donne naissance, aime, et voit sombrer sa fille dans la folie : Adèle.

Et c'est là que l'huître, en étant un peu la dernière à être introduite dans ce premier chapitre, est le meilleur pied de nez à cette règle qui veut que tout soit petit, caché, intelligent. Kechiche a compris que ce qui est compliqué n'est pas forcément intelligent, tout comme ce qui est sexuel n'est pas forcément beau, tout comme ce qui est différent n'est pas forcément social. Si les deux scènes du dîner chez les parents sont en miroir, ce n'est nullement pour une catégorisation sociale ; c'est avant tout pour produire l'effet le plus terrifiant du film, le plus glaçant ; celui d'un monde où ne pas avoir approché l'art une seule fois autorise à dire que tous ceux qui en ont vécu en sont mort, d'un monde où avoir un mari est des enfants, c'est rassurant, un monde où l'amour libre chez Emma est supplanté par le fric des parents bien plus pauvres d'Adèle, mais ce qui fait là leur pauvreté, c'est que le fric autorise à se croire à l'abri. Les autres personnages sont aussi épanouis, sur un autre chemin, un chemin qui les catalogue comme artistes. Et, de ce rôle d'artiste, ils nagent en plein dans les références que le film convoquent : ils savent ce qu'ils se passent, ils sont pleinement au monde, dans la réalité. C'est le monde commun qui est rejeté par le film ; on ne voit pas les parents en dehors des relations, ils n'ont pas d'incidence sur le couple et, en voyant le DVD, une des plus longues scènes coupées est celle d'un repas en famille, où on parle et on rit consensuellement de son premier amour. Dans le film, rien d'autre. Si les premières heures ont l'insouciance et l'orgueil ordinaire du " nous deux c'est différent ", la relation ne mourra pas à cause du monde, rien d'extérieur ne viendra l'empêcher. Emma y mettra un terme, c'est tout. Dans ce monde tout autour, donc, parler de Schiele et de Klimt qui parsèment tout le film paraît automatiquement élitiste.

Il y a d'ailleurs un couac dans la discussion autour de Schiele et Klimt, qui blase Adèle. Elle n'est élitiste que par les noms et est d'un niveau facile. La fille est en thèse d'histoire de l'art et philo, et elle a juste à dire que " ouais mais Schiele, tu vois, c'est plus sombre, plus torturé ", alors que Klimt c'est " coloré et fleuri ", soit deux styles qui caractérisent 99,9% des peintres. Contrairement à l'huître, c'est la seule tentative de subtilité qui passe mal, parce qu'elle se croit intelligente mais finit par s'enterrer elle-même. Elle n'est qu'apparences, et se repose surtout sur le spectateur qui, parce qu'il entendra des noms de peintre, se dira que c'est intelligent et d'un haut niveau (mais pas quand on est auteur dramatique comme moi et que toute sa dramaturgie est basée sur le symbolisme de Maeterlinck et de Klimt, non non non Kechiche). Mais le film à ses défauts, tant mieux. Il ouvre des brèches de sens immenses, jusqu'à ce qu'on bute sur un petit caillou qui n'es pas à une place logique. Alors oui, ça fait mal au pied. Mais on en apprécie encore plus l'unicité de l'expérience. Il y a ce petit quelque chose qui nous empêche de chercher plus loin le pourquoi, le comment, et qui dit avant qu'il ne soit trop tard : " Vite ! Redeviens spectateur ! Vis, aime, désire ! ". De toutes les autres références, peu de mots sont dits, mais celles qui doivent être là sont là, quand elles semblent nécessaires, elles sont amenées au spectateur sans le noyer, sans rien d'auteuriste, rien que par la personnage et sa sincérité. Le film a compris qu'il faut faire sens quand il le faut, et que c'est tout. Au sens d'Umberto Eco, Kechiche signe une magistrale leçon de respect aux spectateurs par cette œuvre ouverte.

Revenons-en donc à la scène du dîner. La Cène est terrible. Si elle a un rôle social, c'est sûrement uniquement parce qu'elle est en miroir et que la France a peur. J'ai pris conscience là que La Vie d'Adèle était un film dangereux pour les personnes comme les parents d'Adèle, comme les amis d'Adèle, comme les profs d'Adèle. Il met en face du réel, et la présence extraordinaire des corps, quand les cris ne sont pas retenus, est harassante. Harassante dans le bon sens du terme, dans le sens d'insoutenable, de l'insoutenable qu'on sent lorsque l'on fait l'amour, lorsque l'on presque jouit comme Adèle et Emma et que chaque seconde pourrait être la dernière, et qu'on voudrait finir mais qu'on est prisonnier, comme tout spectateur gêné, comme toute caméra devant ces scènes pornographiques. C'est cela, tout simplement ; on montre, on écrit étymologiquement la prostitution. La prostitution, à mon sens, est la dernières image du film. Lorsqu'Adèle se maquille pour aller à l'exposition finale, elle n'a plus rien d'Adèle, de ses imperfections, de ses charmes, son maquillage, son rouge à lèvre, ses collants et la caméra qui la suivent de dos sur le trottoir la prostituent et c'est la première image qui m'est venue à l'esprit. Il n'y aurait, à mon sens, rien de plus logique. Et le fait qu'elle revienne à cette exposition, le temps d'être flattée hypocritement (pléonasme), le temps d'un bonjour à un Salim Kechiouche comiquement métacinématographique, le temps de retrouver une Emma blonde qui est tout sauf la sienne, revient au même. Adèle n'est plus Adèle, Adèle n'a plus à aimer Emma, elle est institutrice (un peu jeune, peut-être), et peu importe si ce qu'elle écrit pour elle ne va pas au public, elle est épanouie. Les personnages parlent la langue qui existe, sans réciter faussement un texte écrit, les personnages vivent, les personnages se caressent, les personnages tombent amoureux.

Car au-delà de tout ça, La Vie d'Adèle, et toute la vie contenue dans le film bien sûr, de la naissance de l'amour à la mort de l'amour, c'est une histoire d'amour. Et l'on est hypocritement, et sans aucune once de crédibilité, choqué comme si, dans un monde où baiser à douze ans est devenu la doxa, montrer le corps réel était choquant et punissable. Non, dans la cruauté insoutenable de la caméra d'Abdellatif Kechiche, l'amour, c'est le corps. Le corps qui ose s'embrasser timidement, le corps qui halète, le corps qui pénètre, et quoi de mieux que le tendre charnu d'un double corps féminin pour témoigner de cet amour ? Si l'histoire d'amour est partagée entre deux personnages féminin, ce n'est, à mon sens, que pour que le désir physique fonctionne infiniment mieux, au corps de deux femmes. Le film n'aurait pas eu la même ampleur s'il ne dépeignait qu'une relation homosexuelle sociale ; on considère le film comme si les deux femmes étaient réduites au niveau de l'homme. Et l'homme n'est pas sur le lit, mais derrière la caméra. L'amour n'est pas incarné par la dualité des genres, d'ailleurs il n'y en a aucun dans la brève scène de sexe entre Adèle et Thomas, mais par leur fusion, par leur dédoublement. Il y a deux filles qui se caressent et se pénètrent à l'écran, et cela ne pouvait bien sûr être filmé que par la caméra d'un homme. Pas d'identification possible pour le spectateur masculin, sinon à la caméra, qui impuissante, pendant des minutes et des minutes, assiste au corps d'Adèle qui nous est volé, Adèle à laquelle on s'était attaché, Adèle dont les joues, les pores, les lèvres pleines de pâtes à la bolognaise, la bave la nuit, nous rapprochaient infiniment à chaque plan précis ; cette Adèle-là est violée, non pas par sa compagne qu'elle aime infiniment, mais, et c'est là la plus belles scène de viol, de sexe, et d'amour (mais cela devrait toujours être simultané) du cinéma ; par le spectateur.

Le spectateur est mal à l'aise. Le spectateur a besoin de crier son malaise à travers quelque chose de social et d'insipide, et la production et les actrices, violées par leurs spectateurs, aussi. La Vie d'Adèle m'a produit quelque chose d'innommable, une sensation de terreur, qui en découle amplement logiquement — je n'hésiterai pas à le dire, comme tout film réellement pornographique digne de ce nom (pas une daube amateur simulée), c'est un film d'horreur. Et la sensation qu'il m'a produite nécessite je pense, chez les autres spectateurs qui ont vécu cette sorte de gêne, une grande distance. Une distance pour saisir tout ce qui est mêlé dans cette sensation silencieuse, bouleversante ; la peur ; le désir physique ; l'angoisse ; l'émerveillement ; l'incompréhension ; tout cela et mille et mille et mille autre choses, est mêlé, je crois, dans l'amour. La Vie d'Adèle est un film qui m'a fait tomber (jamais je n'aurais à meilleur escient utilisé ce verbe) amoureux. C'est une sorte de Blankets, Manteau de neige cinématographique et cruel, qui ose rappeler ce qu'est la sensation de l'amour ; et pire, la première sensation de l'amour. La Vie d'Adèle est un film terrifiant qui m'a rendu amoureux. Il m'est tombé dessus au hasard d'un Mk2 Beaubourg un mercredi d'octobre, sans que je ne demande rien. Et puis, je suis tombé. Je l'ai attendu tendrement. Je l'ai désiré passionnément. Et quand il se termine je me sens longtemps perdu, hanté, habité par rien d'autre que le manque de ceux qui se laissent mourir d'aimer. Et on se détache du film avec la même violence guerrière, quasiment masculine, qui est mise en scène dans les hurlements de la rupture, pour une dérisoire et inutile histoire de jalousie. Je me suis retrouvé à la rue, seul, hanté par le film comme par une femme, sans vraiment savoir quoi penser, quoi aller, quoi vivre. Durant trois heures, on vit une vie, en quelques années à peine. Toute la vie d'Adèle est là, et en tout cas, je suis curieux de savoir ce qui sera mis en images dans les chapitres 3 et 4, en tout cas un tout autre chapitre que celui d'Adèle et Emma dont on nous avait tant fait la promotion.

La Vie d'Adèle est un film qui m'a fait aimer. La Vie d'Adèle est la plus forte histoire d'amour du cinéma.

Créée

le 25 oct. 2013

Modifiée

le 27 févr. 2014

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Ashen

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