Jouer avec les morts : petit manuel du fantastique

Fasciné par le fantastique en cinéma comme en littérature, le visionnage de ce film était plus qu'attendu. Si ce n'est pas un chef d'oeuvre, Carnival of Souls est pourtant un film qui mérite sa réputation. Il a clairement de grandes qualités en tant qu'oeuvre influente du genre (registre) fantastique au cinéma mais souffre malheureusement de défauts sans lien aucun avec son maigre budget comme avec son court temps de production.


Certes imparfait, ce film reste néanmoins un bel exemple de ce que l'on est en droit d'attendre d'un film fantastique. En effet Herk Harvey semble remplir ici un véritable cahier des charges écrit sous les plumes d'Edgar Poe, Maupassant, Wilson et Todorov pour ne citer qu'eux. Ces immenses auteurs ne sont pas choisis pour leurs renommées ou par simple hasard, ils sont cités car à mes yeux, Carnival of Souls est une véritable mise en pratique cinématographique de leurs visions du fantastique.
Ainsi le film s'ouvre sur une course entre deux voitures qui va rapidement s'achever par un accident mortel. De cette chute dans l'(e)au-delà ne survivra que Mary. A la fois symbole de la peur et aussi représentation "de la dissolution de toute création après la mort" chez Poe et Maupassant, l'eau est ce portail récurent entre le réel et l'au-delà, un portail que franchit Mary tel une âme errante.
Dès lors tout n'est plus vraiment pareil. L'inexplicable surgit, mais Mary ne peut rationaliser l’irrationnel au même titre que le spectateur. D'où cette émergence de l'étrange, la folie, l'angoisse ; autant de thèmes qui seront traités dans ce film à l'ambiance sonore comme visuelle au combien mémorable.
Chez Maupassant, la peur est un moteur mais l'imagination en est son instrument ("You just let your imagination run away with you"). Au même titre que l'écrivain joue avec les peurs de son personnage et de son lecteur, Herk Harvey ne se lasse jamais de jouer avec son spectateur et Mary (présente dans la quasi intégralité des scènes à en frôler l'obsession maladive). Cette peur étant due à la présence mystérieuse, inattendue et brutale d'un "fantôme" au visage morbide se révélant dans le quotidien de notre pauvre héroïne. L'inexplicable condamné à le rester, le fantastique " c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel" (in Introduction à la littérature fantastique de Tzvetan Todorov). Notre réalisateur nous plonge en effet dans l'angoisse et l'ignorance de Mary.


Cependant ce n'est pas tant l'histoire sinon l'approche du réel et du surnaturel qui marque. Aussi nous faut-il parler du principal point fort du film : son ambiance.
Visuelle tout d'abord car le fait est que ce film a une gestion des tons parfaite. Il semblerait qu'il existe une version couleur. Chose étonnante lorsque l'on sait que le noir et le blanc sont des couleurs indissociables du fantastique en cinéma comme en littérature. Si le noir est lié à la mort, le blanc renvoie à l'au-delà, au surnaturel. Ce mariage, ce jeu des couleurs est ainsi systématiquement exploité dans ce film, que ce soit pour le vide d'une rue interminable, dans l'intimité d'un appartement ou encore dans les ruines d'un parc d'attraction. Il y a une incontestable densité de petites idées de mise en scène dans tout le film pour notre plus grand plaisir. Mais là où l'oeuvre est encore plus marquante, c'est bien dans son ambiance sonore.
Le travail du son est tout bonnement hallucinant. Les bruits interminables de pas, les sifflements agressifs et déstabilisant d'un moteur, la gestion plus globale des musiques dans les moments les plus irréalistes sont autant de qualités récurrentes dans ce film où il faut prêter l'oreille aux choses les plus insignifiantes. Ce n'est pas un hasard que le personnage principal soit une musicienne (un instrument morbide et symboliquement marquant), elle est sensible au réel. D'où son angoisse quand son rapport à la réalité relève de l'impossible (l'écho, les silences, etc).
Puisque nous évoquons le personnage de Mary, attardons-nous y plus en détail. Cette dernière est ici une véritable âme vagabonde. De toute évidence marquée par son accident elle erre comme une âme en peine, obsédée et apeurée par ses visions jusqu'à sombrer dans la folie. Une angoisse qui nous donne à voir un personnage passant de l'errance à la dromomanie, cette fuite maladive cristallisant la tension de Mary. Hantée par la mort, par les morts. Le carnaval incarnant ce moment où cohabitent vivants et morts, où vagabondent les âmes des défunts (cf Le Sacré et le Profane d'Eliade).


Pourtant, malgré ses qualités, le film laisse quelques regrets. Le premier étant le jeu d'acteur du casting allant du passable jusqu'au médiocre. Les "seconds" rôles sont d'une faiblesse dans l'écriture assez consternante en plus de cela. Candace Hilligoss n'est pas exempt de tout reproche également. Son jeu est en effet très critiquable, elle peine à incarner le malaise et l'angoisse de son personnage, préférant le caricaturer. Fort heureusement cela ne déteint pas sur l'ambiance du film qui reste le premier atout.


Mon second reproche est la finalité du film, son usage du fantastique. En effet si l'on reste dans le sillage des auteurs évoqués qui jusqu'alors s'avéraient intéressant à utiliser pour mieux saisir l'habile mise en place du fantastique dans le film, force est de constater que le réalisateur peine à convaincre de l’intérêt de cet usage. Poe insistait sur la force du dénouement, ne permettant pas de saisir l'inexplicable (non sens ici) mais de comprendre la portée du texte. Sans spoiler, l'issue du film ne propose ici qu'une surenchère gratuite de ce que nous pouvions imaginer et de ce que nous savions déjà à savoir qu'il s'agit ici d'un film relevant du fantastique et proposant déjà divers degrés de lecture du réel et du surnaturel. Rien de pertinent. Une fin comme une énième piste.
Mais ce qui est plus "grave" c'est si l'on décide de la prendre comme étant véridique. Dès lors la dimension fantastique du film en souffre considérablement car la fin tend à détruire ce qui fait l'essence même du fantastique à savoir l'hésitation. Nous avons une information qui nous éclaire quand nous devrions être comme Mary, plongés dans l'incertitude de l’irrationnel !


A la lumière d'un Maupassant, un autre usage du fantastique pouvait être attendu. En effet chez ce dernier, l'usage du surnaturel était toujours prétexte à mieux saisir le réel car la peur et la mort sont des limites permettant la connaissance de soi. Souffrir pour mieux se saisir et se questionner. Ici il n'en est rien non plus.


Alors attention, je ne reproche pas au film de ne pas avoir suivi une de ces deux finalités (choisies arbitrairement) du fantastique, je note en revanche qu'il ne propose aucune finalité réellement pertinente de l'usage du fantastique ! Il n'y a pas de propos de fond concret et c'est vraiment dommage et même dommageable dans une certaine mesure !
Une fin somme toute ratée même si certains semblent étonnamment apprécier ce "twist final" pas si novateur que cela si l'on se réfère à une autre oeuvre du genre à savoir la Quatrième Dimension (1959-64) écrite par le grand Richard Matheson.


Je peux paraître sévère mais je n'oublie pas que nous sommes face à une première oeuvre cinématographique avec son lot de défauts mais surtout de qualités. En effet le film est précurseur, dense d'idées et atteint parfois des sommets dans l'ambiance qu'il instaure. Pas un chef d'oeuvre, mais assurément incontournable. Une évidente réussite.

Chaosmos
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le 12 juil. 2016

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