Imaginons que Charles Chaplin ait été un artiste raté, un comique qui ne fasse pas rire, sauf involontairement, que serait le cinéma aujourd’hui ? À cette question rhétorique on ne peut répondre, car on sait qu'à l’inverse de son personnage à l’écran, le cinéaste était un control-freak qui connaissait parfaitement ses atouts et comment les utiliser.


L'intrigue du Cirque est simple. Le vagabond (Chaplin, donc), création iconique du cinéma, débarque en courant, poursuivi par des policiers, sur la scène d'un cirque, au milieu des clowns qui ne font plus rire le public (ah, cette magnifique image au début, de ces deux hommes peinturlurés et tirant la gueule jusque par terre). Là, c'est l'éclat de rire a s'en taper les cuisses, tomber sur le sol et ne plus pouvoir se relever. Le propriétaire du cirque engage alors ce bon à rien. Le patron va cependant comprendre, après un entraînement rapide, que celui-ci n'est drôle qu'involontairement (en tombant, se trébuchant, en révélant les secrets des autres performeurs, en se faisant courser par un âne, etc). Il va tenter d'en prendre parti, et de recréer cette maladresse spontanée : « He’s a sensation, but he doesn’t know it ».


Dans Le Cirque, il s’agit de jouer un maximum de toutes les possibilités qu’offre la rencontre du monde circassien avec le cinéma muet. Pas n’importe quel cinéma muet, celui de Charlie Chaplin, éminent représentant de la comédie clownesque et du burlesque à l’écran. Copie conforme d'un producteur hollywoodien, preuve du télescopage des deux univers, le propriétaire du cirque dirige son petit monde à la baguette, comme dans un studio. Ainsi, il ne se tracasse pas de la mort possible de ses acteurs, il les a fait assurer.


Le film se déroulera en une série de plans fixes, mis en rythme par la musique. Malgré l'absence de mouvement de caméra, l'énergie déboulera comme un boulet de canon à travers ces courses-poursuite (de l'arrière-plan vers la caméra), ces coups de poing et de pied à n'en plus finir, ces grimaces, ces gestes incontrôlés d'animaux en pagaille, et surtout grâce au corps du protagoniste principal, maître en la matière, peut-être le plus grand de tous les clowns jamais filmés.


Contrairement à son personnage, Chaplin sait qu’il est drôle et qu’il fait rire. Il semble faire de ce cirque un pied d'estale à sa gloire, par plaisir personnel. "Bring on the funny man" crie le public en délire. Plutôt qu'une histoire construite autour de personnages, le cinéaste délivre ici une série de sketchs autour de son génie comique, se déroulant dans un décor unique, celui de la fête foraine, des animaux en cage et du palais des glaces, le monde de l'entertainment qu'il connaît et maîtrise. La foule rit du génie de Charlie Chaplin, et non de celui du personnage qu’il incarne dans le film. Le vagabond est un bon à rien, lui-même bon public mais ne comprenant pas comment jouer une blague, et non un artiste qui en aura bavé des milliers d'heures pour obtenir enfin l'effet voulu et espéré.


Le réalisateur anglais n’ose pas encore totalement s’aventurer du côté de l’émotion, amoureuse et relationnelle. Son histoire avec la fille du propriétaire n'est pas l'enjeu du film. Ici, il reste l’homme facétieux et pingre, volant les hot-dogs des enfants, clochard céleste, cherchant du boulot et à gagner le moindre dollar, à manger plutôt qu’à se faire réellement aimer des doux yeux d’une fille.


À la fin, comme souvent chez Chaplin, le vagabond préfère s’en aller vers d’autres horizons que continuer sa tournée dans le monde du cirque. Vainqueur par KO, plus drôle que tous les clowns tristes peuplant ces sols poussiéreux, l'acteur-cinéaste peut voguer vers d'autres cieux, confronter son personnage avec son temps et plonger dans le monde délicieux des émotions.

Cambroa
8
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le 18 sept. 2020

Critique lue 106 fois

Cambroa

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