Le Conte de la princesse Kaguya
7.9
Le Conte de la princesse Kaguya

Long-métrage d'animation de Isao Takahata (2013)

La hype ghibliesque est telle qu'on ne saurait critiquer une de leurs oeuvres sans passer pour un connard d'ethnocentré qui n'a pas eu d'enfance et qui chie sur la nature.
C'est genre pire que ne pas aimer 2001 de Kubrick : interdit de ne pas aimer Ghibli. En particulier quand tu es un esthète cinéphile bobo.
On part déjà perdant puisqu'on sait qu'on va récolter des dislikes de principe en osant remettre en cause la qualité du Conte de la princesse Kaguya.


Et pourtant, je m'y risque, car l'impression ne me quitte pas que nombre d'avis positifs sur ce film se basent sur (et se contentent de !) sa beauté formelle indéniable et de l'idéologie romantique primitive (pas dans un sens péjoratif, je veux dire plutôt le lien fondamental et archaïque avec la nature) qu'il met en scène. Ce que je trouve, je vous l'avouerai, un peu faible.


Il serait tout à fait véridique et judicieux de vouloir d'emblée m'opposer l'argument selon lequel, si quelque chose m'échappe dans la symbolique et signification profonde du film, c'est probablement à cause d'un manque d'appréhension de la culture japonaise. J'ai le sentiment que l'histoire est, souvent, un simple prétexte à l'onirisme et la promotion de l'écologie : serait-ce que quelque chose m'échappe ? "Nan mais Roxane, tu oublies que ce film vise à rendre un hommage fidèle, dans la pure tradition de la culture et de l'esthétique japonaise, à ce qui est considéré comme le plus vieux conte écrit de leur histoire : c'est ça qu'il faut comprendre, et qui fait la beauté de la chose." Suis-je une vieille conne si je trouve ça un peu facile et insuffisant ?


Car par bien des aspects, j'ai trouvé Le Conte de la princesse Kaguya frustrant, incomplet, pauvre. J'ai beaucoup aimé le début, et j'étais prête à mettre une très bonne note au film, quand j'ai commencé à m'ennuyer. Evidemment, ce n'est pas un argument d'autorité pour juger de la qualité d'une oeuvre ; cependant, si je me suis ennuyée, c'est en faisant le constat de l'absence totale de fil conducteur dans la narration : où va-t-on ? Incapable de répondre à cette question pourtant simple, voire élémentaire et nécessaire quand il s'agit d'un film d'animation a priori destiné aux enfants, je me suis torturé les méninges : la princesse va-t-elle enfin regagner sa campagne et être heureuse ? Non, on y croit pourtant deux fois, mais à chaque fois, c'est... un rêve. Pourquoi ne le fait-elle pas ? On ne sait pas. Elle est malheureuse, mais elle reste dans sa vie stagnante à ne pas savoir quoi faire, sans aucune explication ni logique, juste pour faire plaisir à son père adoptif. Alors, si elle veut lui faire plaisir, va-t-elle se marier et lui permettre d'intégrer la haute société ? Non plus, elle refuse tous les prétendants, et menace de se suicider, ce qui évidemment convainc le père en question de ne pas trop insister. Mais qu'attend-elle alors ? Tout le monde sait qu'elle n'est pas vraiment humaine, puisqu'elle est née dans une fleur de bambou : pourquoi ne se bouge-t-elle pas un peu pour embrasser son lien privilégié avec la nature, pour transcender son existence en tant qu'être exceptionnel, beau, intelligent, bienfaiteur de ses parents adoptifs ? Bah on sait pas. Psychologie zéro. C'est dommage, c'eût pu être passionnant... sans rien trahir de la lettre du conte.
Parce que je me suis renseignée un peu : qu'en est-il du conte original ? Déjà, dans le conte original, la relation de Kaguya avec l'empereur qui demande sa main est très différente : ce n'est pas parce que l'empereur est un salaud qui lui fait violence qu'elle le refuse, pas parce qu'elle aime inconsciemment un péquenaud de sa cambrousse prêt à abandonner son fils en une demi-seconde pour la rejoindre, mais parce que sa condition de créature non-humaine ne le lui permet pas. Personnellement, je trouve cette idée très intéressante. Quel dommage qu'elle ne soit pas exploitée (ne me dites pas qu'elle l'est, Kaguya dit très très tard dans le film qu'elle comprend qu'elle vient de la lune, donc pas de lien de cause à effet)... !
Mais revenons à cette histoire de mariage : le refus de l'héroïne de prendre un époux eût pu être passionnant aussi, comme tentative d'affirmation par soi-même, hors des traditions patriarcales et de la réification (omniprésente dans le film) des femmes. C'eût pu être un choix fort, engagé, à rebours des codes... Et pourtant, non ! En effet, 1) on ne sait pas pourquoi elle ne se marie pas, au final, aucune explication et 2) Kaguya semble être la SEULE à parvenir à résister à ces traditions... parce que... tadaaam... elle est surhumaine ! Elle peut disparaître quand un mec se jette sur elle ! Wow ! Du coup le sous-entendu c'est que les vraies femmes n'ont pas le choix en se soumettant aux hommes, aux règles, aux contraintes qui légifèrent jusqu'à leur sourire et leurs sourcils. Super ! Pourquoi critiquer si c'est pour finir en disant "Ouais ben elle elle peut c'est une déesse lol, sinon elle se serait mariée bien gentiment comme tout le monde au lieu de faire chier son monde comme une sale égoïste, t'as vu y a même un keum il meurt à cause d'elle en voulant lui faire plaisir la salooooope" ?!! Merveilleuse vision de l'humanité et sympathique morale. Ça manque de substance tout ça, ça manque de cohérence, ça pue un peu.


Il y a de jolies trouvailles pourtant : la parabole élégante sur les sentiments humains (Kaguya devenant mi-divine, mi-humaine à partir du moment où elle ressent des choses qui la font s'attacher à la vie et refuser de rejoindre les cieux/d'oublier la beauté de la mortalité et donc de la vie), ou la complexité des rapports entre parents et enfants (rechercher le bonheur de l'autre en lui conjuguant le sien). Kaguya eût vraiment pu être un personnage captivant, dans son ambivalence entre le spleen et l'extase, la grandeur et la petitesse, l'oubli et la mémoire. Pourtant... on ne fait qu'effleurer les problématiques les plus sérieuses en se contentant de décrire. Alors ouais c'est chouette de décrire, les dessins sont beaux, tout ça. Mais aurait-ce été vraiment du luxe de nous fournir un minuscule indice sur les causes de la venue sur terre de l'héroïne ? Une clef de compréhension ? Wikipédia m'informe que deux hypothèses sont avancées dans les différentes versions du conte : 1) Kaguya est envoyée sur terre pour être punie pendant un certain temps. C'est cette hypothèse que j'ai faite toute seule comme une grande avant de demander plus d'infos à wiki. Cependant, venir sur terre pour être malheureux et ne rien faire, et ensuite rentrer sans crier gare chez soi après s'être vu ôter la mémoire de la punition... euh... l'intérêt ? Pourquoi punir si c'est pour ne rien en retirer, ne rien en retenir ? C'est complètement con. Je trouve intéressant le paradoxe de la vie très triste que Kaguya mène et son attachement final à sa condition de mortelle, mais c'est (encore une fois) terriblement mal exploité, et la résolution est franchement sordide, elle se souvient de rien et elle rend malheureux ses parents et voilà, morale zéro, super, merci. 2) Kaguya est envoyée sur terre pour être protégée pendant une guerre céleste. Si je trouve l'idée saugrenue, ma foi, pourquoi pas, mais comment deviner ça sans aide... Je ne sais pas si pour les petits Japonais c'est évident, mais ça me semble difficile à croire.


Pour conclure, ce qui me gêne dans cette oeuvre est le manque de liant entre différents éléments disparates - un côté rebelle/divin vs un côté soumis/humain, une torture implicite entre les deux mais sans aucune proposition de résolution, alors qu'il me semble qu'il n'eût pas été impossible de proposer quelque chose sans rien recouper du conte du Xe siècle. Un peu plus de psychologie, un peu plus de liens entre ces personnages évanescents, un petit fil conducteur, un petit peu de conceptualisation et de choix signifiants, autant de petites choses simples à mettre en oeuvre quand on bosse au studio Ghibli, et qui manquent terriblement ici. Je pensais dire que le film au moins échappait au manichéisme, mais... pas tant que ça. Pas tant que chaque personnage soit individuellement tout bon ou tout mauvais, mais plutôt chaque catégorie de personnes n'est qu'un condensé des pires clichés qui soient. La gouvernante de Kaguya par exemple fut pour moi une source de stress et de haine continue au cours du film. Sans compter le combo structurant et gagnant : dans ce film, tous les hommes sont des salauds, à divers degrés, mais c'est flagrant, et ça pour le coup, c'est un choix aussi délibéré que franchement honteux ; tous les hommes sont des salauds, et toutes les femmes, nous l'avons vu, sont des soumises. Heureusement qu'une princesse est là pour... euh... ben non pour rien en fait... La bonne volonté distillée un peu partout au beau milieu de valeurs morales conservatrices (puisqu'on ne remet pas tellement en question la validité des traditions sexistes aristocratiques, et la validité de l'aristocratie même), ça ne me suffit pas.
Tant pis pour moi.

Eggdoll
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le 5 janv. 2017

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