Et je m'étonne que cela ait été si peu souligné.
Haïssable, détestable, affreux.
Allons, c'est facile à voir. C'est flagrant. Ça m'a crevé les yeux et le cœur.
Montherlant est un (pardonnez-moi le mot) connard de misogyne, machiste, sexiste, tout ce que vous voulez. Les jeunes filles sont des archétypes : aussi touchantes ou réalistes que de vrais spécimens, elles n'en incarnent pas moins des femmes types, des schémas auxquels, vraisemblablement, correspondent toutes les femmes selon l'auteur. (C'est pour moi une circonstance aggravante, et non une excuse littéraire commode pour écrire n'importe quoi, en ceci que ces archétypes paraissent trop réels pour n'être que de vulgaires modèles qu'il ne faudrait pas comparer aux vraies femmes. Pardon, mais décrire des types, c'est passé de mode depuis Balzac, et entre nous, ce serait une insulte au talent d'écrivain de Montherlant. Sous les archétypes je vois des êtres prendre forme et cela me fait d'autant plus horreur que ce serait "moins pire" s'ils n'avaient aucune substance.) De la solitaire intellectuelle laide en mal d'amour ; à la belle sans cervelle passive et éperdue d'amour ; en passant par la stupide paysanne bovarienne mystique. Costals transpire la bêtise crasse des hommes persuadés que le monde leur appartient et que les femmes sont là pour subir cette triste réalité. Les jeunes filles (de quinze à trente ans, au moins) sont de braves bêtes bercées de rêves à l'eau de rose, qui idolâtrent le premier venu et veulent l'enchaîner par le mariage - car voyez-vous mesdames, notre destinée est le mariage, c'est notre vœu, notre ambition, c'est NOTRE PROJET. (Pardon, l'actualité politique me fait déraper.)


Si vrai que cela puisse être, car il est admissible qu'à seize ans, on ait la tête creuse, ou plutôt bien pleine des jolies histoires de la littérature - des contes de fées à Stendhal et Flaubert, qu'à seize ans on a lus sans comprendre le second degré en enviant la cruche Bovary et en admirant l'infect Sorel (non-respectivement) - c'est aussi et surtout parfaitement faux. Evidemment, Montherlant parle d'une autre époque ; mais croit-on vraiment que ce n'est que du contexte historique ? Croit-on vraiment que son personnage ne parle pas beaucoup pour lui ? Ce n'est pas pour rien, voyez-vous, que Beauvoir consacre à ce grand auteur un chapitre du Deuxième Sexe. En effet, si Montherlant, sur ses gardes, rédige un avertissement pour se prémunir de l'assimilation entre sa personne et son personnage, et que l'on peut en toute justice faire la différence bien des fois, l'omniprésence de réflexions sur la gent féminine, présentées comme des vérités générales, ne laisse pas de doutes quant aux opinions véritables de leur rédacteur.


Je n'irai pas détailler les nausées qui me sont venues en lisant ce chef-d'oeuvre, car c'est bien là mon drame : j'ai adoré ce roman. Mais adoré adoré. Sous la nausée je ne peux qu'admirer l'ingéniosité simple de l'agencement ; le mélange subtil entre épistolaire, narration extradiégétique, extraits de carnets intimes et autres petites annonces ; la finesse de la description, de l'analyse, du décorticage des comportements humains ; la beauté de l'écriture ; l'investissement émotionnel qui advient à lire les émois de ces jeunes pies ; l'humour féroce, le cynisme de certaines situations, comme le snobisme de l'anti-snob...
Et surtout, il me faut insister sur cette description de mécanismes comportementaux dus à l'amour, ou en particulier à l'absence d'amour : l'égoïsme impeccable, pur, honnête, presque bienveillant de Costals, le monstre dépourvu véritablement de mauvaises intentions, mais qui se sait ravageur et qui ose s'en plaindre, qui ose haïr ceux qui l'aiment sans réciprocité. J'ai aimé, non pas Costals, mais le mélange indicible entre simplicité et complexité, qui le rend extraordinairement humain. Costals n'est pas aussi détestable que les idées que le roman véhicule - car c'est un séducteur type, mais comme ses victimes, et même plus encore, il est crédible, il est divertissant, il est remarquablement intelligent et conscient.


Devrais-je ne pas l'avouer ? Costals, c'est un peu moi. En lisant ses mots, je me suis un peu reconnue dedans - l'ennui envers ceux qui indisposent en aimant, l'authentique stupéfaction devant l'amour reçu qu'on pense et qu'on ne pense pas mériter, l'inaliénable besoin de liberté, la peur du mariage, bref, le refus absolu de la dépendance et l'acte de protection de soi que constitue ce refus d'exister pour autrui, avec une assurance si décisive qu'elle pourrait pourtant se briser à tout instant. J'en ai encore plus voulu à Montherlant de vouloir me faire m'identifier aux femmes et non à l'homme, comme si c'était anormal alors que nom de nom, ça n'a rien d'anormal qu'en tant que femme je m'identifie à un homme. Et ces réflexions, si simples qu'elles puissent paraître, sont bien trop rares en littérature ; on ne parle de l'intériorité que de ceux qui souffrent, pas de ceux qui font souffrir et qui ont des raisons qui méritent d'être entendues - à défaut d'être agréables à entendre. J'ai donc apprécié les petites considérations bien senties, noires, légères et ébouriffantes de cet irrécupérable héros. Au point que j'ai presque fini par espérer qu'il devienne verbalement violent, frontalement abject avec ses amantes (au sens ancien de : celles qui l'aiment), pour en finir avec ces mièvreries, avec cet aveuglement typique des amoureux et des bigots qui prennent le silence de leur dieu pour des preuves de l'amour inconditionnel de ce dernier. Mon côté Costals, sans doute.


Si finalement j'ôte un point, c'est ce point de frustration dû à l'éclat de violence qui ne vient pas - encore, restent trois tomes pour cela ! - et c'est surtout ce point symbolique de protestation de mépris absolu à Montherlant, mêlé à un amour inconditionnel de bigote. Je déteste l'auteur de me faire balancer comme ça entre deux sentiments antagonistes, irréductibles et inconciliables. Comme dirait un chanteur de référence des années 2000, "Mais je te hais de tout mon corps, mais je t'adore encore." (Pardon.)
J'attends fébrilement de me procurer la suite, pour me replonger avec ferveur dans mes tourments intellectuels et idéologiques.
Un grand roman.

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le 21 mars 2017

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Eggdoll

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