Comme chaque année, le docteur Robert Graves organise un tournoi de cricket entre les membres de son asile psychiatrique et les habitants du petit village qui l’héberge. Afin d’arbitrer la partie, il s’associe à un mystérieux patient, Crossley, persuadé d’avoir le pouvoir surnaturel de tuer grâce à son cri. Plus intéressé par la discussion que par le fait de compter les points, le malade se lance dans le récit de sa vie, marqué par l’apprentissage de la magie avec une tribu aborigène d’Australie, au cours duquel il a tué ses deux enfants. Mais ce n’est que le début d’un parcours terrifiant, qui va le mener chez les Filding, un couple anglais tout ce qu’il y a de plus normal, sur lequel il va exercer son emprise maléfique.


Une folle histoire de folie probablement racontée par un fou.


Après 1967 et son départ (pour reprendre son film éponyme avec Jean-Pierre Antoine-Doinel Léaud) de Pologne puis de Belgique, Jerzy Skolimowski se pose pour un long moment dans les terres de la Perfide Albion. Pendant près de deux décennies il va livrer une bonne poignée de films importants dont Deep end, Travail au noir, Le bateau-phare et donc ce fascinant Cri du sorcier.


Fascinant dans sa manière d'entremêler réalité et onirisme afin de mieux montrer l'emprise d'un individu hors du commun sur un couple. Dès le début (et c'est ce qui fait sa force), le film va jouer sur l'incertitude et d'une certaine manière les échanges (conscients quand il se met en place pour le spectateur, inconscients dans son récit entre le triangle formé par le couple et le sorcier, on y reviendra). Dès le début et qu'apparaît le titre, l'image est brouillée avant qu'un dézoomage nous montre que ce n'est pas la nuit mais le jour et non une colline perdue mais des dunes de sables de la côte anglaise où un homme erre, non pas en ligne droite mais de manière sinueuse, à l'image du récit qui alternera flashbacks et retour au temps présent.


Un homme perdu précisera-t-on, et étranger au pays, comme importé directement en songe d'Australie. Détail qui a son importance puisqu'il n'apparaîtra plus par la suite que lors d'un rêve fugace qui s'imposera aux époux Fielding comme une prémonition de mauvais augure, le signe que Crossley arrive lentement pour asseoir sa domination.


Rêve qui marque déjà une scission dans le couple paisible des Fielding, là où l'homme y voit comme une menace, la femme y trouve du merveilleux. Cet homme vêtu comme venu du passé arrive en pointant un curieux objet : un os taillé qui tue lentement et inéluctablement sa victime. Le court passage en caméra subjective pour arriver à la crête où les Fielding faisaient leur sieste et se retournent en ne voyant rien ne fait que déclencher lentement alors la menace qui s'installera grandissante comme un lent malaise.


Un premier échange s'instaure à ce moment là tant dans le récit du passé qui nous est conté que dans l'histoire au présent. C'est remarquable parce qu'à partir de simples objets, Skolimowski et son scénariste Michael Austen tracent à la ligne rouge des traits tant dans la chronologie des évènements que des liens entre les personnages afin de mieux déstabiliser notre perception de ce qui est "réel" et ce qui est faussé : Un bout d'os taillé ressort de la veste de Crossley alors qu'il n'a pas encore commencé son récit à Tim Curry. Ce même bout d'os est ce que pointe l'aborigène maléfique du songe dans le récit de Crossley. Juste après le rêve, Rachel s'aperçoit avoir perdu sa boucle de sandale au profit d'un morceau d'os pas encore taillé pour devenir l'objet diabolique qui se trouve pratiquement à la même place dans le sable (captures suivantes).


L'étonnement s'installe. Pour un peu un renard qui parle surgirait déjà en nous disant que le chaos règne qu'on ne serait pas plus étonné.


"Je vais la raconter d'une autre manière... Les faits ne changent pas mais... l'histoire est réelle dans les moindres détails mais, je... je change l'ordre des évènements et je... je varie la graduation parce que ça la rend plus vivante. Il faut qu'elle soit vivante... Qu'elle ait un peu de suspense.


Êtes vous allé vous promener dans les dunes près d'ici ?"


Quand il se confie à Robert Graves (Tim Curry), oreille neutre de l'histoire qui va suivre et témoin auprès du spectateur, Crossley (Alan Bates) ne fait qu'endosser la volonté de Jerzy Skolimowski puisque ce travail de conteur est par extension celui du réalisateur (mais aussi du monteur et du scénariste bien sûr). Les échanges d'objets et d'idées qui participent à la déperdition du réel sont donc en quelque sorte un travail de montage. La fameuse boucle disparue apparaîtra plus tard dans la main de Crossley juste avant qu'il ne lance son fameux cri, presque sûr de sa victoire sur un incrédule. Ou bien la touche-t-il en réflexe pour se donner du courage ? L'os revient aussi à ce moment là et atterrira plus tard dans le gobelet de la salle des bains qui contient les brosses à dents. On peut y voir aussi bien l'emprise de Crossley sur le couple que sur le récit en lui-même dans la manière de constamment marquer son territoire, quitte à se vanter un peu, expliquer ses secrets (l'anecdote d'une pierre où cacher son âme), ce qui signera pourtant plus ou moins sa perte.


Crier à en perdre (h)alien.


Et puis il y a le cri, le fameux cri qui tue.


Dans les arts martiaux, le cri de combat est ce qui précède la bataille quand il n'accompagne pas un coup. Il sert tout autant à la concentration du combattant qu'à la déconcentration de celui qui est combattu. Ici le cri précède toute vélléité de combat, n'accompagne même aucun mouvement, il est lancé en pleine puissance avec l'assurance fatale de décimer l'adversaire. A ce stade du récit, il nous en faut peu pour qu'on bascule du côté du fantastique pur, du film d'épouvante. Mais il suffira d'un cri pour que nos certitudes vacillent et que le pauvre John Hurt en fasse les frais.


Il est dit que c'est Skolimowski lui-même qui s'enregistra (avant mixage) pour le fameux cri. Ce qui est plus sûr c'est que le film utilise très bien le dolby stéréo pour le son et justement le fameux cri. Avec le recul c'est sans doute ce même cri qui est le vrai personnage du film : on nous l'annonce avant qu'il ne soit poussé pour mieux nous allécher, puis il arrive, tétanisant (vraiment), met sur les genoux et on en vient presqu'à le craindre s'il revient (ce qu'il fera dans le final du film. Et le réalisateur d'éclipser ce nouveau cri en le plaquant sur des images figées zoomées et dézoomées comme si le temps même du récit s'arrêtait cette fois fatalement).


Dans la texture sonore du film, il faut noter d'ailleurs le remarquable travail de Rupert Hine pour tout ce qui est électronique ainsi que Mike Rutherford & Tony Banks de Genesis (respectivement bassiste et clavieriste) pour la bande-son. Cette dernière, jamais éditée en disque et on peut le déplorer (toutefois le premier album solo de Banks contient le morceau "from the undertow" qui reprend plus ou moins le thème principal du Cri du sorcier), se situe à l'orée de leurs travaux avec Genesis en mettant toutefois un pied bienvenu dehors. A l'époque fin 1978, Genesis vient d'achever une tournée monumentale suite à l'album And then they were three et les divers membres du groupes éprouvent le besoin de se ressourcer. Entre leurs premiers projets solos à venir, Banks et Rutherford sautent donc sur l'occasion que leur fait Skolimowski, qu'ils en soient remerciés.


Dans le son, il faut s'imaginer qu'on est à la fois très proche du lyrisme et de la richesse musicale provenant de la seconde vie du groupe (1975 à 1978 quand le guitariste Steve Hackett est encore avec le groupe avant de finalement convoler lui aussi comme le père Gabriel vers une carrière solo) avec pourtant des brumes sonores et le bruit du vent qui ne peuvent que faire penser aussi en partie au Tangerine Dream de ces années 70, quand les teutons étaient encore avec de l'équipement analogique et non le digital froid des années 80. Remarquable et fascinant travail sonore donc qu'on ne peut regretter d'autant plus qu'il n'y ait pas de bande originale.


Méconnu pour certains, culte pour d'autres, irritant pour d'autres encore, ce qui est sûr, c'est que le film ne laissera personne indifférent. Me situant dans la seconde catégorie (pour l'anecdote, c'est un film que j'ai longtemps cherché pendant de nombreuses années, désespérant d'une possible réédition avant de le voir dans la très belle édition d'Elephant films en combo blu-ray-DVD sorti le 2 juin 2015 me satisfait pleinement), je ne pourrais évidemment que vous conseiller de vous pencher dessus, juste pour essayer (j'ai l'impression qu'il y aurait encore à dire sur ce film. Tenez la séquence inspirée de Francis Bacon, qui sert d'inspiration pour un passage noir et blanc/couleur pour une photo de modèle à quatre pattes qui inspire aussi une courte scène du film. Ou cette image surréaliste de Crossley à table avec Rachel juste à côté de lui, la tête au niveau de la table comme un petit chien qui réclame sa pitance...).


Qui sait, vous ne serez probablement pas déçus du voyage...

Nio_Lynes
8
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le 2 juin 2019

Critique lue 260 fois

Nio_Lynes

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