Parce qu’il a voulu condenser sa vision et multiplier les idées irriguées par son sous-texte au cœur du troisième et dernier acte, Ridley Scott dévoile une œuvre à demie achevée, composée d’un premier arc au rythme effréné, survolant sans jamais s’en imprégner l’essence même du sujet, et d’un second se positionnant à rebours du précédent en adoptant un style narratif foncièrement différent qui, malheureusement, annihile la beauté des non-dits contenus durant le tiers primaire : la diatribe désenchantée élaborée par le réalisateur se trouve ainsi désarticulée, écartelée par les piliers fondamentaux du projet (l’un détricotant l’autre), ne parvenant jamais à exploiter correctement les codes bâtis précédemment. Toutefois, la grâce n’est point absente de l’œuvre; loin de là. On y trouve, dans son ultime phase, une reconstruction parabolique du processus de dénonciation d’agressions sexuelles qui non seulement identifie avec une acuité fabuleuse les travers du système judiciaire, mais relève dans sa globalité le problème ancré dans le contexte sociétal (cela permettant aux auteurs d’énoncer les terrifiantes similarités qui unissent le contexte de l’époque où se déroule l’action à celui de notre ère).


Tandis que la vivacité de la pensée du réalisateur épate par sa réflexion, le geste cinématographique, épuisé, peine à soutenir son propos. Ainsi, la rugosité des thèmes s’affadit au contact d’une technique usée, délavée, faussement élégante, dénuée de texture ou de profondeur et, comble de l’hypocrisie pour l’esthète qui mit au monde les fantastiques Duellistes et Blade Runner, d’un académisme agaçant. La maladresse finit même par s’immiscer au sein de cette monotonie formelle, produisant des compositions rognées, disgracieuses et inconstantes. L’immobilisme des champs-contrechamps, qui prolifèrent dans le paysage visuel telle la vermine sur les cadavres, offre à lui seul l’exemple parfait d’une réalisation fatiguée, automatisée, adoucie par une image numérique dépouillée.


Pour Le Dernier Duel, Ridley Scott emprunte (ou plutôt singe) la structure narrative maintes fois décalquée de Rashômon, et la travestit rapidement en éliminant le doute, composante inhérente à l’œuvre originale. À travers cette décision scénaristique, il recentre brillamment son récit sur la question du « pouvoir des hommes » tout en déshabillant son initiative première, invalidant par là sa démarche qui se retrouve en bout de ligne victime des élans contradictoires du cinéaste. Cependant qu’il s’évertue à structurer l’histoire de sa création, le réalisateur transmet un vibrant message qui fascine par sa puissance, son immuabilité, et la vérité qui en émane. Car sont situés au cœur de l’analyse sociétale les comportements masculins nocifs, reflets des putrides émanations patriarcales, qui irriguent l’intrigue : l’ultime acte témoigne en cela d’une lucidité exemplaire, modelant ses progressions dramatiques pour en prélever chacune des situations analogues aux démarches actuelles entreprises par les victimes d’abus sexuels.


Entre l’objectification des femmes, la déshumanisation des génitrices, la glorification des hommes qui manipulent, pour flatter leur immense égo, l’image de leurs épouses, les propos désobligeants (qui réduisent encore une fois les femmes au rôle d’esclave), le procès sur la place publique, fatal recours, et la spectacularisation des lynchages médiatiques; les critiques sont nombreuses et le constat est aigu. Les figures dressées (telle l’allégorie succulente de la justice que représente la personne enfantine et excentrique du roi) et les parallèles comportementaux dressés (tel le personnage de Jacques Le Gris, entité devenue maléfique durant le viol, à l’aura glaçante de noirceur, personnifiant pour l’espace d’une scène le diable en personne, le mal qui ronge la masculinité) façonnent un noir tableau du XXIe siècle (puisque le genre du film d’époque est toujours prétexte à raconter de manière sous-jacente notre ère) qui nous rappelle la force de Ridley Scott lorsqu’il s’attèle avec détermination à l’élaboration d’un commentaire politico-social.


Bien que muni d’une conclusion qui retrouve l’intelligence cinématographique de son metteur en scène (elle réussit à suspendre la tension avec éloquence) et d’un magnifique épilogue qui sublime le jeu fascinant de Jodie Comer et convoque une beauté nouvelle, celle d’un amour pur et profond qui surpasse les simulacres amoureux exposés antérieurement; Le Dernier Duel souffre de ses premières parties échevelées ainsi que d’une utilisation vide de sens de ses artifices visuels insipides (une bande originale des plus oubliables, pour n’en citer qu’un). Magistralement articulé, le fond tranche avec une forme paresseuse qui provoque inéluctablement le naufrage d’un vaisseau estropié.

mile-Frve
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le 24 oct. 2021

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Émile Frève

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