Il y a quelque chose d'Yves Klein dans ce film, avec ce nuancier infini de bleu, d'azur et de vagues miroitantes. Obsédé comme un peintre, Luc Besson dessine, par la caméra, le grand motif de son film, la mer, véritable personnage, véritable divinité, à la manière des polythéismes grecs et romains. La mer, chez lui, est somptueuse, filmée avec une grâce quasi naïve et un regard béat. Mais elle est aussi cruelle. Inaccessible dans ses fonds, elle est une quête perpétuelle pour laquelle des hommes sont prêts à s'y jeter et à y perdre la vie. La mer est une sirène.


Luc Besson est un méditerranéen, il ne l'oublie pas. Lui qui lorgne depuis des années désormais vers la grande Amérique s'attelait par ce film à ses propres origines. Et en parlant de lui, il touchait bien plus qu'en tergiversant dans des fictions naïves et édulcorées. Non, ici, il parlait de la mer, de la sienne, et tous les méditerranéens, d'une certaine manière, comprennent son sentiment. Il filme avec amour. La mer a quelque chose de maternelle chez lui. Elle l'appelle. Le personnage de Jacques Mayol (Jean-Marc Barr) est lui aussi tiraillé entre cette mer à laquelle il est lié depuis petit et Johanna Baker (Rosanna Arquette), une new-yorkaise terre à terre, sensuelle mais évanescente, décevante. Il finit par choisir la mer, rien que la mer, le grand bleu. Les deux femmes du film deviennent rivales, et Mayol est touché par ce complexe tout oedipien, incapable de s'arracher à la mer (mère) qui a fait sa vie - son père lui même pêcheur en Grèce est mort au fond de l'océan - préfère rester un éternel enfant, plutôt que de goûter à l'amertume terrestre. Et si mer est à la fois apaisante et dangereuse, pour en goûter toute la poésie, l'embrasser d'amour, il faut en accepter la dangerosité et les flots qui vous emportent, et y perdre la vie.


Le film s'étiole, s'enlise parfois, tâtonne mais revient toujours avec la même obsession à son leitmotiv originel. Il n'y aurait que les dauphins, les falaises orangées de la Silice, les cotes découpées et âpres de la Grèce, les douceurs suaves de l'Italie et de la Riviera, que la mer serait toujours là, essentielle, comme un appel à y sauter pour ne jamais plus remonter. Comme le dit si bien Enzo Molinaro, le rival et ami d'enfance de Jacques Mayol, incarné par Jean Reno - un de ses meilleurs rôles - :



Tu avais raison, on est bien mieux tout au fond.



La phrase exprime tout le propos du film. Le chant des sirènes, implacable, qui n'a pas trompé Ulysse mais qui vous, vous invite à plonger, à se bercer d'illusion, dans le liquide des origines, celui qui nous nous a vu naitre et celui de nos ancêtres de l'ancien monde qui un jour ont quitté l'eau pour la terre. Ce propos, c'est Jacques Mayol qui le précise à Johanna, dans un dialogue de sourds, celui d'un homme qui vit un peu hors du monde. Elle vient de se faire virer, c'est sa copine, et il semble un étranger (au sens de Camus) qui s'en moque éperdument. La manière dont ensuite il raconte son histoire pourra apparaitre aux yeux de certains un peu mièvre mais je la trouve très poétique :



Tu sais ce qu’il faut faire pour vivre au milieu des sirènes ? […] Tu descends au fond de la mer très loin. Si loin que le bleu n’existe plus. Là où le ciel n’est plus qu’un souvenir. Une fois que tu es là, dans le silence, tu y restes. Et si tu décides que tu veux mourir pour elles, rester avec elles pour l’éternité alors elles viennent vers toi et jugent l’amour que tu leur porte. S’il est sincère, s’il est pur et si tu leur plaît, alors elles t’emmèneront pour toujours.



Expression pure du cinéma de Besson, souvent basé sur des gimmicks, souvent clichesque, le film fait se cotoyer le sublime parfois avec l'ennui mais jamais il ne dévie vraiment de sa route, comme si nous spectateurs, devions à notre tour faire le grand plongeon, dans cette mer, à l'origine de toute vie. Parfois maladroit, parfois grotesque, le film, lorsqu'il se recentre sur son sujet parvient à faire oublier ses défauts. Sublimé par la musique d'Eric Serra, devenue culte, le film aura cristallisé autant admiration et mépris. Il n'en demeure pas moins, générationnel, image presque figée de la mer, de notre mer.


Besson faisait alors du cinéma. Il avait une vraie esthétique. Il n'y avait pas besoin de profondeur intellectuelle ou politique. Son cinéma à lui c'est un cinéma de l'émotion. Un beau travelling azuré, une musique envoutante, une romance, rien de plus. Par la suite il perdra cette chose qu'il avait capté d'essentiel, bien loin du cinéma intellectuel, social et parfois trop politique français. Cinéma qui souvent privilégie le fond sur la forme. C'est selon moi une erreur bien souvent. Besson dans Le Grand Bleu privilégie l'esthétique : son film est beau, beau et rempli d'émotions primaires. Il n'y a pas besoin de grand chose pour en saisir la portée universelle. Par la suite il s'enfermera dans la laideur et la mièvrerie, oubliera lui même ce sujet de ses propres origines. Avec ce film il avait trouvé une sorte de recette. Ce film est simple. Parfois on oublie que ça fait du bien. Ce film est touchant parce qu'il parle du coeur de son réalisateur : il ne se cache pas derrière les effets spéciaux et les aventures débridées. Non, il livre son film le plus sincère, et par là même le plus intéressant. Ce long métrage, un peu inclassable, un peu tortueux, n'a pourtant qu'une obsession vitale, la mer, à laquelle, toujours il revient comme un besoin de désaltérer. La mer sous toutes ses formes, cinquante nuances de bleu.


Comme dit Johanna Baker avec son accent américain à Jacques Mayol, qui décide de plonger pour toujours :



Go, go and see my love.


Créée

le 1 mars 2014

Modifiée

le 17 mars 2014

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Tom_Ab

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