Alors que la fin des années 1950 semblait marquer la fin progressive de l’âge d’or du film noir, certaines œuvres étaient encore en passe de marquer son histoire. Et il ne pouvait en être autrement avec un film nommé Le Grand Chantage.


Dans la nuit newyorkaise, des camions chargés de journaux s’empressent de livrer l’édition du soir dans les rues bondées d’une ville grouillante. Délivrer, l’information, vite, pour qu’elle tombe entre les mains de Sidney Falco, un home parmi tant d’autres, membre de cette foule frénétique qui va se distinguer à nos yeux, pour des raisons peu heureuses. Falco est une petite main, mais il a une grande gueule. Il travaille pour un grand, mais c’est lui qui, en coulisses, fait tout le sale boulot pour qu’il récolte les lauriers.


Pendant longtemps, le nom du personnage incarné par Burt Lancaster, J.J. Hunsecker, est prononcé sans que celui-ci n’apparaisse à l’écran, comme une figure mystérieuse qui l’envahit déjà sans même être visible. La première partie du film nous fait attraper le train en cours de route, sans véritablement poser le contexte, s’intéressant notamment au personnage de Falco, tout en parlant aussi, par extension, de Hunsecker. L’intérêt est double : poser le rythme, et la relation qui unit les deux hommes, élément central du film.


La première scène où Falco et Hunsecker sème le trouble, tant les hommes semblent autant associés qu’ennemis, le second écrasant le premier devant d’autres personnes qu’il cherchait simplement à discréditer. Cette scène, qui n’était finalement qu’une mascarade, est pleine d’ambiguïté, et pose des questions sur le véritable fond du propos des deux hommes. Elle est à l’image du reste du film, où les dires de chacun semblent cacher quelque chose d’autre, où chaque mot ne doit pas être pris au pied de la lettre et paraît servir une finalité dissimulée. Le Grand Chantage décrit un monde où personne n’est digne de confiance, où la volonté de dominer et de posséder fait du mensonge une normalité, un monde où rien n’est vrai, donc. Tel un roi qui contemple son royaume, Hunsecker regarde la ville du haut de son luxueux appartement, car la ville est son royaume.


Mais le règne est peu flatteur pour le grand journaliste. Lui qui cherche à être considéré par sa sœur, ne trouve d’autre moyen que de chasser son fiancé, par jalousie, car il veut posséder sans partage. Elle, tristement, ne connaît son propre frère que grâce à ses chroniques. Il y a énormément de cynisme dans Le Grand Chantage, très noir dans sa façon de décrire la nature humaine. Tout brille dans ce monde mais, surtout, nous nous retrouvons à bout de souffle tant c’est la vitesse qui l’anime. Très mouvante, la caméra insuffle beaucoup de dynamisme dans le film, associé à une belle fluidité dans le montage, pour que soient ressentis les sentiments de vitesse et d’urgence, sans que cela ne soit épuisant.


Il s’agit de décrire un monde où l’on court après tout, sans jamais être en mesure de contrôler la situation. C’est notamment le cas de Falco, qui court après tout et tout le monde, multipliant promesses teintées de mensonges, rappelant beaucoup le personnage principal des Forbans de la nuit (1950), avec ce même sentiment d’urgence et cette impossibilité de s’en sortir face à tant de magouilles. Toujours présent dans le plan, souvent en arrière-plan, avec un recours à la profondeur de champ pour manifester son omniprésence, il est comme un démon infatigable qui écoute à toutes les portes.


Le Grand Chantage sort du cadre du film noir « classique » . Pas de détectives, de crimes, seulement la noirceur de l’âme humaine qui s’exprime à travers ces personnages et ces dialogues d’une intelligence rare. C’est un film qui fait la part belle à l’ambiguïté, la dosant à merveille pour que les véritables intentions de chacun restent floues et que le doute subsiste chez le spectateur. Tony Curtis excelle et déborde d’énergie, aux côtés d’un Burt Lancaster qui en impose grâce à son charisme naturel. Un film cruel, subtil, diablement intelligent et définitivement noir, une grande réussite.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

JKDZ29
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Vus en 2020 : Une folle année cinématographique

Créée

le 28 nov. 2020

Critique lue 37 fois

1 j'aime

JKDZ29

Écrit par

Critique lue 37 fois

1

D'autres avis sur Le Grand Chantage

Le Grand Chantage
KingRabbit
8

Le film noir des films noirs

Dans l'absolu le genre du "film noir" c'est quand même un truc éminemment cool et qui fait pas mal rêver. Les codes du genre, l'ambiance, les décors, les costumes, les bas-fonds et la pourriture qui...

le 21 juin 2015

28 j'aime

9

Le Grand Chantage
Ugly
7

La jungle du Broadway nocturne

Voila un film assez connu qu'il m'a été donné de revoir, je ne l'avais qu'apprécié modéremment lors d'un vieux visionnage au cinéma de minuit, mais je lui ai trouvé d'indéniables qualités ;...

Par

le 29 janv. 2021

22 j'aime

21

Le Grand Chantage
Mr_Jones
9

Sweet Smell of Press

J'en avais entendu grand bien de la part d'un très bon ami journaliste, et les notes de plusieurs de mes éclaireurs sur Senscritique paraissaient confirmer ses dires... Donc, quand en fouillant dans...

le 5 sept. 2011

21 j'aime

7

Du même critique

The Lighthouse
JKDZ29
8

Plein phare

Dès l’annonce de sa présence à la Quinzaine des Réalisateurs cette année, The Lighthouse a figuré parmi mes immanquables de ce Festival. Certes, je n’avais pas vu The Witch, mais le simple énoncé de...

le 20 mai 2019

77 j'aime

10

Alien: Covenant
JKDZ29
7

Chronique d'une saga enlisée et d'un opus détesté

A peine est-il sorti, que je vois déjà un nombre incalculable de critiques assassines venir accabler Alien : Covenant. Après le très contesté Prometheus, Ridley Scott se serait-il encore fourvoyé ...

le 10 mai 2017

74 j'aime

17

Burning
JKDZ29
7

De la suggestion naît le doute

De récentes découvertes telles que Memoir of a Murderer et A Taxi Driver m’ont rappelé la richesse du cinéma sud-coréen et son style tout à fait particulier et attrayant. La présence de Burning dans...

le 19 mai 2018

42 j'aime

5