Le Grand Rasage
6.8
Le Grand Rasage

Court-métrage de Martin Scorsese (1967)

Voyage au bout de la lame de rasoir

Troisième court métrage d’un jeune cinéaste américain d’origine sicilienne, The Big Shave fût très remarqué par la profession en son temps et c’est d’ailleurs ce qui permettra à celui qui deviendra le grand Martin Scorsese de monter son premier long métrage, Who’s That Knocking at My Door avec Harvey Keitel, futur muse du cinéaste. Âgé d’à peine 25 ans, fraîchement diplômé de la New York University, Martin Scorsese est sur le point de délivrer un nouveau court d’une simplicité affligeante mais déjà doté de son style alliant l’élégance artistique au montage musical précis. Il ne lui suffit que d’une salle de bain, d’un homme et d’un rasoir pour que Scorsese nous glace le sang avec ce film percutant, dont les interprétations feront rapidement un parallèle avec le contexte suicidaire de la Guerre du Vietnam. Nous sommes donc en 1967. Les Trente Glorieuses ont sublimé la vie de la American middle-class mais le gouvernement s’embourbe dans une Guerre dont l’issue sera catastrophique pour l’image du pays. The Big Shave en fait le constat des lieux à sa manière.


Sur un air jazzy de Bunny Berigan, Peter Bernuth entre dans une salle de bain, dont les murs tout de blanc immaculés et l’absence de poussière révèlent un souci de perfection maniaque propre à la culture consommatrice (le beau est plus important que le vrai). C’est bien simple, Martin Scorsese filme avec une précision démente cette salle de bain typique des publicités télévisées. Mais ce blanc qui inonde l’image ne peut le rester très longtemps et la pureté superficielle propre à ce lieu va rapidement devenir le terrain d’une folie sanglante dérangeante. Il ne suffit que de quelques coups de rasoirs avant que cet homme ne se fasse une légère coupure. Quelques gouttes de sang coulent le long de son visage et s’écrasent dans le lavabo. Mais notre homme ne s’étonne même pas de cette coupure et continue son entreprise comme si de rien n’était. Cette nonchalance révèle un sentiment de confiance aveugle dans le reflet du miroir, donc de l’image. Dans une société de l’image obsédée par la recherche de la perfection, l’homme semble aller jusqu’au bout de son idée pour paraître le plus net possible, à l’instar de sa salle de bain. Le sang se met désormais à couler à flots mais notre homme semble toujours aussi imperturbable, sans émotion, sans vie. Tout comme les jeunes américains envoyés aveuglément au combat. The Big Shave se fait la critique cinglante d’une jeunesse qui devient une armée de robots malgré-eux, des êtres dénués de sentiments. Peter Bernuth est à l’image-même d’un gouvernement qui autrefois s’est durablement coupé, laissant le sang couler abondamment, refusant de voir une défaite inévitable.


Martin Scorsese a toujours déclaré qu’il fallait comprendre ses films à travers les musiques employés. C’est parfaitement flagrant ici tant le rythme accompagne les gestes de Peter Bernuth, comme si l’homme répondait à cette trompette, dont l’enregistrement provient ironiquement d’un chant militaire de la seconde guerre mondiale. Et soudainement, la musique livre une dernière note en fanfare, s’efface derrière le silence, et un ultime coup de rasoir. La musique s’est tue. L’abondance de sang déferle sur le torse du jeune homme qui dépose délicatement son rasoir dans le robinet. Mais la prise de conscience est tardive, trop de sang a déjà coulé. A l’image de sa salle de bain trop nette et stérile pour être vrai, la société américaine s’est révélée sous son grand jour et laissée pervertir par ses ambitions, le sang envahissant toute la blancheur des lieux, jusqu’à son générique fondu en rouge. Martin Scorsese semble nous dire que c’est en rasant la surface qu’on découvre ce qui se cache derrière les apparences. Avec son découpage chirurgicale et cette ironie aussi savoureuse que saisissante, Martin Scorsese démontre déjà toute l’étendue d’un talent qu’il ne cessera d’améliorer par la suite pour construire ce qui s’avérera être un pan dans l’histoire du cinéma américain.


La même critique avec des images et le court métrage dans son intégralité.

Softon
8
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le 4 nov. 2015

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Kévin List

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