Regard désenchanté sur les républiques à venir
Film éblouissant à tous les égards. Inspiré de l'unique roman de l'écrivain et aristocrate italien Giuseppe Tomasi di Lampedusa,Visconti reprend à son compte une vision désenchantée portée sur le monde en marche.
"Nous sommes les guépards, les lions ; après nous viendront les chacals, les hyènes".
Visconti à travers le personnage du prince de Salina dresse un tableau affligeant des révolutions en marche. La race des seigneurs, des lions et des guépards s’éteint. Les aristocrates qui tenaient les peuples sous leurs bottes vont laisser la place à une bourgeoisie opportuniste et au désordre. Le chaos que le prince de Salina sait inéluctable ne lui inspire qu’un désir de mort.
« Étoile, étoile fidèle quand me donneras-tu un rendez-vous moins éphémère loin de tout dans ta région d’éternelle certitude ? »
1860 / 1960 / 2060 - Un « Guépard » à revoir
« …si nous ne nous en mêlons pas, ils vont nous fabriquer une république… Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change. »
Ce qui est passionnant dans ce film, au-delà du talent de mise en scène de Visconti, c’est l’aspect historique et politique déjà présent dans le roman. Paru à titre posthume en 1958 cet ouvrage a été longtemps taxé de réactionnaire. En 1960, les Italiens célébraient alors le centenaire de leur chimérique unification. Ce roman gâchait un peu la fête.
À l’heure de la laborieuse construction européenne, où se pose une fois de plus la question des capacités de nos élus à gérer nos démocraties, à nous protéger de l’avide finance internationale, de l’obscurantisme et autres dérives, ce film est à revoir absolument.
Sans convictions sincères,
il n’y a pas de politique respectable.
Dans une scène, le prince de Salina répond à Chevalley, l’émissaire du nouveau gouvernement italien venu lui proposer un poste de sénateur.
- Expliquez- moi Chevalley, être sénateur, qu’est que c’est ? Un titre honorifique ? Une décoration ?
- Mais Prince le Sénat est la chambre haute de notre royaume…Votre voix sera celle de votre beau pays qui s’ouvre au monde moderne et qui a tant de plaies à guérir, tant de justes désirs à exaucer….
- Que ferait le sénat d’un législateur sans expérience ? D’un homme incapable de se duper lui-même, condition essentielle pour guider les autres ?
Non, en politique, je ne bougerai pas le petit doigt. On me mordrait…
Puis parlant de son neveu Tancredi
« Vous avez plutôt besoin d’un homme qui sache allier son intérêt personnel à l’idéal public… Quant aux illusions, il n’en a pas plus que moi, mais il est assez fourbe pour s’en créer »
Devant l’ampleur du travail qu’exige la démocratie, il y a deux chemins possibles : la détermination ou le renoncement.
Le personnage romanesque du prince Salina illustre parfaitement ce renoncement. On peut y voir l’archétype du mépris de classe. J’y vois plutôt une profonde et respectable sincérité. Le vrai mépris du peuple, c’est le personnage de Calogero qui l’incarne et dans une moindre mesure son neveu Tancredi incarné par notre Delon national- quand sa fougue et son charme nous éblouissaient encore.
Vous pensez que derrière ces lignes il y a un Zemmour en tenue de camouflage. Je vous rassure. Si je trouve la position du Prince Salina plus respectable que ces opportunistes de Calegero et Tancredi, c’est que je préfère de loin les idéalistes romantiques aux pragmatiques.
En démocratie, les peuples méritent des élus pétris de convictions, dénués de cynisme, au seul service du bien commun.
J’ai aussi l’espoir, sinon la conviction, qu’une autre voie se profile à l’horizon. Après cette ère du parlementarisme déclinant, les peuples ont acquis la maturité, le courage et un sens des responsabilités suffisants pour prendre leurs destins en main. Au chaos succédera l’Utopie.
Aux conflits planétaires à venir, après les bavardages, succédera la fraternité. « Dans mille ans… » chantait Léo Ferré. En attendant je préfère le cinéma à la vraie vie.
Aparté
J’ai eu le plaisir, il y a une dizaine d’années, pour une interview, de cadrer Claudia Cardinale. Le souvenir du « Guépard » était loin. J’en avais oublié honteusement sa participation. Il me paraissait incroyable aussi que la femme charmante que j’avais en face de moi ait pu jouer dans un si vieux film. Au moment de me positionner, elle me suggéra le plus gentiment du monde de remonter d’un centimètre le pied ma caméra. Ce conseil de cadrer en très légère plongée, me dit-elle, elle le tenait du maestro Luchino himself. Remballant mes certitudes de jeunesse et mon air de tout savoir, je me suis exécuté sans broncher. Je venais de recevoir par l’entremise de cette merveilleuse comédienne une leçon de cadre de Visconti. Je dois dire que ce n’est pas mon pire souvenir de cadreur.