C'est à croire que Scorsese se délivre d'un grand coup de queue du carcan "spectacle familial" dans lequel il s'est retrouvé pour son précédent "Hugo Cabret" (je ne critique pas ici ce film, que je n'ai pas vu d'ailleurs), avec en premier geste un double doigt d'honneur "hénaurme" :"Fuck the fucking all of ya ! Il est toujours là, l'obscène et indompté réalisateur des Affranchis ou autre Casino ! Le vrai héros des Infiltrés, c'est Nicholson, foutus spectateurs de mes deux. Jamais je n'vieillirai !!! "
Vous êtes accrochés ? C'est parti pour les montagnes russes, trente idées à la seconde, débauche maxima, hystérie à tous les étages et bordel de rythme camé, montage aux amphèt', monologues dégueulés sur la bienséance et sur le politiquement correct, des camions de pilules à griller le cerveau et des dunes de cokes, des avalanches de nibards et de culs, un comique du destroy bombardé no limit.
Les Romains "régnaient" sur le monde connu et se sont abîmés dans la décadence ? Des petits joueurs, baby.
On a franchi un nouveau pallier dans la peinture à la dynamite nauséabonde, et ça, quoiqu'on puisse en dire ou en être écœurés, c'est jouissif de liberté. Pas un instant de retenue!
Je ne crie pas au grand-art ni au génie du fait de cette simple démarche, non, je salue la minutieuse et impeccable machine de dégommage de toutes les cloisons qu'un artiste finit souvent par placer comme un silencieux sur sa plume, son pinceau, sa caméra, son micro.
Dans cet opus de Scorsese, c'est acceptable et regardable car c'est talentueux, pittoresque à mort (dans le sens premier et la racine de pittoresque : "qui mérite d'être peint"), incroyablement drôle de cynisme aberrant, et emmené par une tripotée de gens hallucinés, comme débranchés...
Si on accepte de passer la porte de ce bordel mal-famé, on vole de surprise en surprise comme sur un tapis volant magouillé. On décolle sec, et on décolle hard.
Mais n'en jetez plus...
Toute cette baise, toute cette drogue, tout ce bruit et cette fureur, tous ces doigts brandis et cette ordurerie outrancière (osons-le)...
C'est le risque des montagnes russes. Quand le tour est trop long, il écœure. Et ici, c'est long, très long, beaucoup trop long. Dans le creux de la vague du manège, au début, on s'accroche avant la prochaine secousse et la prochaine remontée effarante, que suivra (on le sait d'avance) une descente éperdue à bras lâchés en l'air.
Dans le creux de la vague du manège, après deux heures bien tassées, on finit par trouver le temps long, d'autant plus long qu'on ne voit pas le bout des rails (des montagnes russes, s'entend). Et l'on découvre dépité qu'on est encore bien loin de la fin.
Et quand ça n'amuse plus, le manège perd de sa superbe, son prestige est même sali par cette opulence de durée, quand bien même il est aussi efficace qu'au début, quand bien même un ou deux virages vrillés viennent le pimenter encore.
Ce devait être une secousse électrique qui choque rapide, un snap supersonique, un trip vulgaire et allumé qui s'écrase contre un mur en pleine orgie, pas cette fresque au long cours bien trop gourmande.
C'est un double torpillage du film. Ça lasse, et ça laisse le temps de réfléchir. Et quand on y réfléchit en pleine projection, on finit par se dire : qu'est-ce-que c'est que ça ?
Dénonciation du capitalisme ? Critique du tout-pognon ? Peau de balle.
C'est pas grave en soi, d'ailleurs. Non, je précise, parce que ça se chamaille sévère notamment entre les critiques Pierre Haski et Laura-Maï Gaveriaux sur le bien-fondé de l'irruption du sentiment moral dans l'art, qui aurait pourtant vocation à s'en libérer (je vous la fais courte, lire plutôt les échanges sur Rue89 à ce sujet).
Immoral ? Je serais du parti de ceux qui s'en fichent éperdument.
Creux ? C'est déjà plus embêtant.
Passé cet apparat grandiose d'horreur moderne et financière, le film dévoile une certaine vacuité en perdant son mordant avec la longueur abusive. Il y aurait pourtant eu matière, sans tomber dans une diatribe moraliste casse-gueule ni un didactisme idiot, à dépeindre les fracas du système et des sphères présentés. Notamment en s'attardant sur les véritables conséquences de cette foire (pas forcément les victimes directes, ce qui aurait été trop évident; davantage de personnages "sacrifiés" comme l'horrible destin et la réaction stoïque de l'homme à l'aquarium : un des rares moments élargissant la toile de fond). Matière à faire pressentir la comédie humaine au-delà des hurlements qui semblent être sortis de la bouche d'un jeunot en colère sans raison, accrochant l'outrage et le bruit à son ivresse qu'il ne sait pas habiller, assoiffé d'attention.
Scorsese a joyeusement refilé la dinguerie à ses comédiens, et les voici gesticulant et aboyant d'un grand-guignol incroyable. C'est parfois maîtrisé comme une grand moment de cabaret burlesque (le second voyage en avion ou les "ravages des pilules périmées"), et parfois si par-dessus la jambe qu'on ne voit plus des personnages, mais des acteurs qui se font plaisir et qui ne nuancent plus l'hystérie et le cabotinage (certaines scènes conjugales ou certains discours au micro).
DiCaprio en tête, puisqu'il est ici quasi omni-présent. Il est bluffant d'immersion, cependant il en fait souvent trop. (Voici une autre chose qu'on ne se dit qu'à l'apparition de l'ennui pointant son nez avec la longueur abusive... Un rôle qui eût pu être mythique, mais qui devient indigeste... soupirs... regrets...)
C'était pourtant si bien parti, si original, si indécemment drôle, ce poing brandi qui ne dit rien d'autre qu'il est un poing.
Non, décidément, n'en jetez plus.