UNE ŒUVRE ENVOÛTANTE, LUCIDE ET TRAGIQUE

C'est l'histoire d'un double mépris : Jean-Luc Godard méprise ouvertement Hollywood, incarné par le producteur Jérémy Prokosch (Jack Palance). Camille (Brigitte Bardot) méprise en silence son mari Paul (Michel Piccoli). Le mépris initial devient contagieux.


Dès la première rencontre, Paul subit le despotisme du producteur, qui écrase autrui par l'arrogance et l'argent. Paul n'ose résister à son désir de courtiser Camille. Blessée, celle-ci méprise Paul pour son manque de caractère ("Tu n'es pas un homme !") Ce mépris gangrène le nouveau couple formé par le producteur et Camille. Elle quitte délibérément un intellectuel pour un goujat immature. "Montez dans votre Alfa, Roméo !" , ordonne-t-elle malicieusement. Quand la toxine du mépris atteint le seuil critique, la mort fait coup double.


"Le Mépris" commence et s'achève par un travelling. Le long travelling du début à Cinecittà annonce un tournage cinématographique. En voix off, Godard présente son film, nomme les acteurs, les autres participants. Et il cite André Bazin : "Le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs". D'emblée, Godard s'inscrit dans l'histoire du cinéma. De même à la fin, Fritz Lang dirige un travelling de "L'Odyssée". Ulysse retrouve Ithaque après dix ans d'errances.


Dans "À bout de souffle" et "Pierrot le Fou", Godard joue les virtuoses, accumule les phrases cultes, impose un rythme haletant de tragédie inévitable. Belmondo rayonne de jeunesse et de vitalité. En comparaison, "Le Mépris" surprend par sa maturité. Mariés, les personnages s'embourgeoisent. Les maisons jouent un grand rôle : l'appartement acheté par Paul, les villas du producteur à Rome et à Capri. Et l'argent pèse lourd dans les relations humaines...


Cependant, Camille a besoin de poésie : "Tu les trouves jolis mes pieds ? et mes chevilles ? et mes genoux ? et mes cuisses ?" ou "Tu les aimes mes fesses ?" Ses questions sont fermées. "Comment trouves-tu mes seins ?" serait préférable. Cet hyper narcissisme a dû réjouir ou énerver des générations de spectateurs. Et le mari à esprit prosaïque répond laconiquement : "Oui", "Beaucoup" ou "Je les aime énormément". Auteur de romans policiers, il manque de poésie. Camille insiste : "Qu'est-ce que tu préfères : mes seins ou la pointe de mes seins ?"
- "Je ne sais pas. C'est pareil..." L'amour ne lui souffle pas d'ardentes et stupides comparaisons ("Ta peau est une prairie verte, vibrante - enchantée de boutons d'or"). Paul exprime néanmoins son désarroi : "Je t'aime totalement, tendrement, tragiquement".


À Cinecittà, Jérémy Prokosch claironne son rachat des studios. Il veut les transformer en Prisunic ! Dans un petit carnet, il lit pompeusement des citations profondes, adaptées à la situation - pense-t-il... Paul veut-il réécrire le scénario de l'Odyssée, commencé par Fritz Lang, et ajouter des scènes ? Paul pense que Fritz Lang refusera cette collaboration. Et il s'étonne : "Qu'est-ce qui vous fait croire que je vais accepter ?" - "Vous avez besoin d'argent. On m'a dit que vous avez une très belle femme !"


Dans la salle de projection, pendant les rushs de l'Odyssée, Prokosch exulte et se pourlèche à la vue d'une femme se baignant nue en mer (elle incarne une sirène). Réaction de pré-pubère boutonneux. Finalement, il pique une crise de nerfs, jette les bobines, les piétinent avec rage ! Il accuse Fritz Lang de ne pas avoir respecté le scénario. Très calme, l'accusé répond qu'il y a toujours un écart entre l'écriture et le résultat du tournage. Fritz Lang joue son propre personnage. Sa politesse parfaite, la richesse de son esprit contrastent avec la goujaterie du producteur. La charge contre Hollywood est massive. Prokosch ne s'exprime qu'en américain, blesse sans cesse son entourage. Son assistante traduit la moindre de ses paroles. Il veut payer Paul, acheter son accord, dans l'espoir de conquérir sa femme. La scène où il signe le chèque sur le dos de Francesca, l'assistante polyglotte, est symbolique de son despotisme. L'argent écrase toute relation humaine réelle.


"Jérémy Prokosch n'est pas un producteur, c'est un dictateur" assure Fritz Lang à Paul quand ils sont à Capri. Paul le comprend, converse aisément avec lui, complète en français une citation en allemand du cinéaste. Godard multiplie les citations littéraires (Dante, Hölderlin) ou à propos du cinéma (André Bazin, Fritz Lang, Bertolt Brecht). J'aime beaucoup. Pour ceux que cela ennuie, il est aussi question de fresques érotiques romaines ou du rapport étroit entre le cinéma et l'érotisme !


À la sortie de la projection, Prokosch invite Paul chez lui. Mais il ne propose qu'à sa femme une place dans son cabriolet de sport : "C'est oui ou c'est non ?". Quelle politesse de maquignon ! Paul conseille à Camille d'y monter seule, il les suivra en taxi. C'est le tournant du film. Camille espérait que son mari refuse. Choquée, elle propose de partager le taxi avec son mari. Mais Paul préfère qu'elle accompagne Prokosch. Ils se regardent. Camille pense qu'il la jette dans les bras du producteur. Elle se sent humiliée, vendue contre les 10.000 dollars du scénario. Paul comprend ce reproche informulé. Comme poussé par un démon, il insiste pour qu'elle monte seule avec le producteur. Dès lors, une crise aiguë ravage leur couple.


Lorsque Paul arrive chez Prokosch, sa femme se fâche : "Cela fait une demi-heure que nous sommes là. Pourquoi n'arrives-tu que maintenant ?" Prokosch la drague, elle est furieuse. Les explications embarrassées de son mari l'exaspèrent. Blessée dans son amour propre, elle se réfugie dans un livre d'œuvres érotiques romaines. Dans la villa, Paul compatit au chagrin de Francesca, maltraitée par Prokosch. Pour la distraire, il lui raconte l'histoire du disciple de Ramakrishna. Camille les surprend, de mauvaise humeur, et refuse l'invitation à dîner du producteur. Ce goujat n'a pas l'idée d'appeler un taxi, les laisse partir à pied, comme il avait laissé son assistante venir à vélo de Cinecittà.


Camille n'a pas la générosité de pardonner à Paul. Éprise d'absolu, elle sort dégrisée et amère d'une période de bonheur. Elle réclame des rideaux pour leur nouvel appartement : "Du velours rouge, je veux çà et rien d'autre !" À la place, elle aura pour linceul rouge une Alfa-Roméo. Chez eux, elle s'acharne sur Paul : "Tu es comme l'âne Martin !" - "Pourquoi tu ne veux pas qu'on aille à Capri ?" - "Parce que tu es un âne !" Paul la gifle. Inquiet et désorienté, il multiplie erreurs et maladresses et s'interroge : "que se passe-t-il ?" Camille ne lui laisse pas la chance de s'expliquer. Blessée dans son amour propre, elle le juge et le condamne. Elle fut amoureuse de Paul, mais l'a-t-elle jamais aimé ? Son narcissisme impitoyable l'empêche d'approfondir un véritable amour.


La mère de Camille téléphone. Paul prétend qu'elle est absente, puis qu'elle ne rentre qu'à l'instant. Furieuse, Camille décide de dormir sur le divan. - "Qu'est-ce que j'ai fait pour que tu ne veuilles plus faire l'amour avec moi ? Tu as changé !" - "C'est toi qui a changé. Depuis que tu fréquentes ces gens du cinéma, tu n'es plus le même. Quand tu écrivais des romans policiers, nous n'avions pas d'argent, mais c'était formidable." Paul insiste : "Allons à Capri ! Y a-t-il quelque chose entre toi et Prokosch ?" - "Tu es un pauvre type !" - "Je sens que tu ne m'aimes plus." - "C'est vrai. Je ne t'aime plus." Désemparé, Paul veut la saisir, elle se débat et le frappe. Ils quittent l'appartement, et Camille lui avoue : "Je te méprise. Et tu me dégoûtes quand tu me touches !"


Après la soirée avec Prokosch et Lang, Camille accepte d'accompagner Paul à Capri : "Ce n'est pas toi qui m'y force, c'est la vie". À Capri, le tournage de "L'Odyssée" s'accorde avec les paysages méditerranéens, les vastes échappées sur la mer. La musique de Georges Delerue devient hypnotique. Lors du tournage d'une scène sur un bateau avec des "sirènes", Prokosch propose à Camille de le suivre jusqu'à sa villa. Non seulement Paul accepte de rester avec Fritz Lang, mais il encourage Camille à suivre le producteur. Celle-ci jette un regard de haine à son mari. Son mépris devient indéracinable. Mais elle suit Prokosch...


La contagion du mépris affole Paul. Comment partager sa souffrance, son impuissance ? En maniant des idées d'intello désaxé. Il se compare à Ulysse... Ulysse tarde à rentrer à Ithaque, car il n'est guère pressé de retrouver sa femme. Pénélope le mépriserait depuis qu'il lui a conseillé, par prudence, de laisser les prétendants la courtiser... Fritz Lang ne partage pas cette névrose d'interprétation ! Paul possède un pistolet. Va-t-il tirer sur Prokosch ? Il se défoule verbalement, critique le cinéma et le besoin d'argent qui nous force à faire ce que nous ne voulons pas.


Prokosch, Camille et Paul subissent les ravages du mépris. Même Francesca est atteinte. Esclave d'un dictateur, elle ravale les humiliations incessantes, pleure en silence. Seul Fritz Lang évite la contagion. Lucide mais serein, il termine "L'Odyssée" face à la mer. "Il faut toujours terminer ce que l'on a commencé". Dans son palais d'Ithaque, Ulysse transperce les prétendants de flèches.
Aveuglée par sa haine, Camille quitte Paul pour un goujat infantile. Cette haine la condamne elle-même. Et sur la route de Rome, Roméo encastre son Alfa, rouge sang, dans un semi-remorque.
L'absence des dieux rassurent les hommes, assoiffés de justice. Athéna a triomphé de Poséidon.

lionelbonhouvrier
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Créée

le 9 nov. 2014

Modifiée

le 16 nov. 2014

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