Au centre de la filmographie infiniment complexe d’Andreï Tarkovski se cache Le Miroir – sans doute son œuvre la plus personnelle, la plus exigeante et étonnement, la plus simple. Il n’est pas difficile de passivement interpréter le quatrième long-métrage du russe comme une succession chaotique d’images, certes splendides, mais témoignant d’un rejet inconséquent d’une narration classique. Affirmation réductrice, mais pas totalement infondée : si Le Miroir est une expérience intime pour son cinéaste, elle l’est de la même façon pour son spectateur.
Le Miroir est un cheminement mental – Tarkovski formule son film comme on parcourait ses pensées. Il n’y a pas d’introduction, il n’y a pas de fin ; les images naviguent, s’entremêlent, interagissent entre elles – simples souvenirs d’enfance incertains ou regrets prononcés de nos erreurs passés. Pour faire court, Le Miroir n’est pas une œuvre sur la mémoire, elle est la mémoire. C’est peut-être ce qu’il y a de plus déstabilisant dans cet essai, il ne s’agit pas de s’abandonner et de se laisser simplement porter par le flot pictural de la caméra, mais il ne s’agit pas non plus de vouloir interpréter à outrance le symbolisme marqué de l’architecture tarkovskienne. Pour apprécier comme il se doit Le Miroir, il faut faire preuve d’empathie – s’enrichir des sensations que peuvent procurer chaque image, chaque scène et chaque personnage, car c’est là le cœur de Le Miroir : n’en retenir, comme d’un souvenir lointain, que le rugissement terrifiant d’une cabane en feu ou l’admiration candide et passionnée d’un livre d’art.
Philosophe dans Solaris, peintre dans Andreï Roublev, Tarkovski est ici poète : la rythmique des images, la mélancolie amère du passé que l’on se remémore sur son lit de mort, les rimes du temps qui passe, composent et ornementent son cinéma, ici poussé à son humanité la plus accomplie. Une agonie spirituelle, tragique et bouleversante – les sensations se passent de mots, les images font le reste ; car Tarkovski est un artisan comme il en existe très peu. Ce n’est pas seulement une question d’esthétique, mais aussi de sémantique : son cinéma déborde d’intelligence, de profondeur et de précision.
Le Miroir ; celui de la vie, celui de l’homme qui regarde rétrospectivement son existence lorsque la faucheuse frappe à sa porte et qui, dans une ultime rédemption, tente de pardonner ses erreurs, ses fautes et de faire le deuil de ses regrets. Tarkovski évoque notre auto-perception, le rejet de nos failles les plus profondes. Le Miroir est un chef d’œuvre à la gloire de l’imperfection humaine, une ode bouleversante aux égoïstes comme aux généreux, aux mélancoliques comme aux euphoriques, parce qu’au fond, ils partagent tous la même qualité : leur humanité.