Connaissiez-vous le destin, ou ne serait-ce que le nom de Władysław Szpilman, avant de visionner The Pianist ? Ce n’était pas mon cas, le film de Roman Polanski ayant entre autres choses cette qualité de ne pas se réfugier derrière la stature « prestigieuse » de son protagoniste, celui-ci constituant surtout une fenêtre immersive à souhait, pour le spectateur d’aujourd’hui, sur le Varsovie d’alors : celui sous la coupe du nazisme.
Certes, en sa qualité d’adaptation de son propre roman autobiographique, il n’évacue pas pour autant la question du personnage en tous points : compositeur polonais émérite et pianiste hors-pair, « Władek » est de ce fait sujet et témoin, point d’ancrage d’un récit liant la petite à la grande Histoire, avec une élégance et une puissance tangible dans le texte, la mise en scène et l’aura rappelant forcément Schindler’s List.
Naturellement pourvu d’une propension dramatique phénoménale, The Pianist évite pourtant habilement les poncifs du tire-larme piteux : un constat ayant probablement trait au passé de Roman Polanski, juif polonais de son état ayant échappé à la déportation… tout comme Szpilman donc. D’une certaine manière « légitime » à traiter pareille matière, le cinéaste et le scénariste Ronald Harwood auront ainsi accouché d’une œuvre poignante, juste et mémorable : conjugué à la prestation magistrale d’Adrian Brody, le tableau frise la perfection.
Car il faut bien nuancer l’irréprochabilité du film, qui s’ouvre à juste titre de manière incongrue, son diable pianiste flirtant sous la menace des bombes : une introduction presque légère, mais rapidement compensée par l’enthousiasme d’une famille se réjouissant de l’entrée en guerre du Royaume-Uni, suscitant chez le spectateur averti un soupçon de rire jaune… l’Histoire ne sera pas si tendre. Comme évoqué, The Pianist embrasse la perspective de gens du commun, ici les Szpilman, pour décrire la lente descente en enfer s’opérant : si la crédibilité de la reconstitution et l’empathie en assurent ainsi l’efficience, il s’avère qu’il y perd des plumes en termes de portée.
Nous songeons par exemple à la « libération » de Varsovie par l’armée soviétique, qui dans les faits aura tardé à agir sur les ordres de Staline, ou bien entendu le passif de Wilm Hosenfeld, reconnu « Juste parmi les nations » en vertu de ses nombreuses actions salutaires. Il est in fine difficile de tenir une quelconque rigueur au film, le regard de Władek justifiant tout à fait pareilles informations tronquées : en sa qualité de « Robinson Crusoé de Varsovie », celui-ci dépeint à juste titre de sa longue errance sur la corde raide, marquée du sceau des privations, de l’angoisse et, donc, de la détérioration du corps et de l’esprit.
Sa rencontre avec Hosenfeld se veut dès lors symptomatique des forces et (relatives) faiblesses de The Pianist : véritable tournant théâtral avec la fameuse Balade n° 1 en Sol Mineur, sommet de mélomanie captivante, elle vient rompre avec le naturalisme auparavant en vigueur, tout en semant le doute quant aux intentions et motivations véritables de l’officier allemand. Comme indiqué plus haut, le long-métrage ne donne aucun indice sur les vertus de ce dernier, autorisant ainsi le spectateur à interpréter plus ou moins librement la chose : avare en parole, c’est dans le regard de Hosenfeld, brillamment interprété par Thomas Kretschmann, que tout se joue.
Impossible d’être catégorique, bien que nous puissions déceler un savant mélange de culpabilité, regrets, détermination et humanité, soit une palette d’émotions contradictoires se faisant l’écho de l’anti-manichéisme louable de The Pianist. Car si les nazis sont assurément pour la plupart dénués de moralité, prisonniers conscients ou non de l’endoctrinement d’un parti mortifère, le film ne passe pas sous silence le paradoxe d’une collaboration délétère : accroissant par voie de fait l’horreur d’événements sans commune mesure, cette dernière se pose qui plus est comme le sommet d’un iceberg pernicieux, le récit dépeignant avec une froide justesse la déliquescence « consentie » d’une population juive plutôt attentiste.
Soumis à la gradualité de leur descente en enfer, il n’est finalement guère surprenant que l’insurrection du ghetto n’ait vu le jour qu’en 1943, ou que les plus folles spéculations, parfois optimistes, étaient faites au sujet des sinistres camps de travail. Mais là encore, il convient de rappeler que The Pianist est tout sauf partial à l’excès : en résulte donc une agonie multimodale, socle d’un testament indispensable. Chef d’œuvre indéniable de Roman Polanski en somme.