Ce n'est pas tant le scénario, les acteurs ou la réalisation qui m'ont le plus intéressé dans ce film, mais bien la vision extrêmement sombre et violente que Christopher Nolan, et à fortiori Christopher Priest dans son bouquin -que je n'ai pas lu-, ont donné du monde des prestidigitateurs de ce Londres victorien, à des lieux de l'imposture cinématographique que fut le récent Insaisissables. Un monde où aux paillettes se mêlent les gouttes de sang, où coups de projecteurs et tonnerres d'applaudissements camouflent coups sourds et coups bas, où le magicien se fait truand, gangster, ordure, moins que rien. "Ne le montre à personne. Les autres te supplieront et te flatteront, mais au moment où tu leur révéleras le secret, tu ne seras plus rien", révèle Borden au petit bonhomme à l’œil vif. Or le film nous montre tout. Envolée toute la "magie" du spectacle dont les spectateurs intradiégétiques en découvrent les pathétiques mécanismes au rythme des éclatants échecs : la magie, c'est broyer un oiseau dans sa cage du plat de la main et rester souriant, c'est planquer des complices dans l'assemblée, falsifier l'élaboration des nœuds, désamorcer les fusils et prétendre rester honnête. Une spectaculaire duperie, une splendide machination, une exhibition macabre dans laquelle l'expression de surprise si gratifiante se paye au lourd prix d'un risque physique permanent et d'un triste renoncement moral. Des marchands de rêve dotés d'un pragmatisme froid, brut et laid. "Sans fard".
Mais un tel monde n'aurait pu révéler toute sa noirceur sans la rivalité acharnée à laquelle se livrent Alfred Borden et Robert Angier, se faisant autant Rox et Rouky que Tom et Gerry. Des premiers ils en ont l'amitié originelle à laquelle succède le fatidique affrontement à l'étincelle dramatique, dans cette ambiance fin-de-siècle, carrefour temporel de tous les progrès où, de Darwin à l'électricité, scientisme et sciences expérimentales règnent librement en maître. Quel meilleur contexte pour mettre en scène la folle concurrence entre les deux apprentis sorcier dont la course au meilleur tour de magie serait une fuite en avant fiévreuse, dont la technologie serait le seul et morbide allié. Des seconds ils en ont cette façon systématique et quelque peu puérile, à la limite du burlesque ou du cartoonesque, de se mettre de redoutables bâtons dans les roues représentations après représentations. Les éclaboussant sabotages se succèdent dans un rythme frénétique et une ambiance malsaine, au point où on en arrive à se demander ce que du magique ou du tragique les spectateurs -que nous sommes aussi-, toujours plus nombreux, chérissent le plus...
J'affectionne particulièrement la pure tristesse que le cinéma parvient à extirper du monde des arts et essais en questionnant souvent le concept de monstre : qui n'a pas eu le cœur fendu devant l'injustice que doit subir Dumbo? Dans Freaks, la monstrueuse parade, comme dans Elephant de David Lynch, la figure du monstre était paradoxalement renversée en la personne du spectateur qui se faisait voyeur coupable et, au final, plus animal que l'animal. Avec Le prestige, et plus tard avec le mélancolique et truculent Balada Triste de De la Iglesia, celle ci est réintégrée en la personne du showman. A force de vouloir repousser les limites de la surprise et de transcender leur condition de magicien, nos deux oiseaux éclatent en vol, transgressent leur humanité et piétinent ce qui leur reste de morale en commettant deux extraordinaires péchés : alors que Borden camoufle la vie de deux jumeaux en une seule, avec ce que ça implique de questionnements éthiques, Angier assassine un par un ses alter-ego fraichement clonés dans le seul but de condamner à tort comme à mort son adversaire, avec succès. "Tu n'as plus peur de te salir les mains", se lancent ils à plusieurs reprises : c'est leur âme qu'ils n'ont plus peur de salir, eux les bêtes de foire d'un cirque diabolique, perdues dans le fantastique et fanatique exercice d'un art devenu total.