On pourrait voir Le rayon vert comme le versant estival et aéré des Nuits de la pleine lune. Ce n’est plus au gré de ses pied-à-terre que le personnage tente d’évoluer mais par le biais de ses destinations de vacances. Le permanent d’un côté, l’éphémère de l’autre. Bien qu’en tout éphémère il y ait inéluctablement un peu de permanent. Louise quittait son architecte, Delphine trouvera son ébéniste. Louise souhaitait faire l’expérience de la solitude quitte à en souffrir. Delphine tente de combattre cette solitude qui l’angoisse malgré le fait que celle-ci soit son unique moyen d’épanouissement. Le groupe la terrifie ou bien il lui faut simplement un point d’ancrage. Cette amie qui l’abandonne au dernier moment (le film s’ouvre sur ce coup de fil d’annulation) installe cette inquiétude. Et lorsque Rosette, plus tard, l’invite à se joindre chez des amis, cela crée un malaise. Mais tout est nuancé, imperceptible. Elle paraît parfois s’amuser, avec les enfants notamment, mais elle ne supporte pas de s’ennuyer. Elle veut du fantasque mais pas trop. La jeune suédoise rencontrée à Biarritz sera son point de rupture. C’est un fantasme. Un miroir de ses angoisses. Elle réveille tout en Delphine et tout naturellement, rompt dans la foulée tout ce qu’elle a réveillé.

On suit Delphine le temps de quelques semaines, un mois tout au plus, antre début juillet et début août. Paris, Cherbourg, Paris, La Plagne, Paris, Biarritz puis St Jean de Luz. C’est un beau personnage, tout en nuance et brusques états d’âme, dont la déprime supplante systématiquement l’extase. Portant un regard acerbe parfois, mais incapable de le mettre en mots (son refus de manger de la viande par exemple). C’est un personnage crée en opposition aux standards rohmériens, en fait. Qui affronte l’aisance de Béatrice Romand et la frivolité de Rosette. Delphine est dans une indécision maladive. Elle refuse la solitude, souhaite ne plus jamais partir seule en vacances. Elle l’avait déjà fait par le passé mais en avait trop souffert. Elle fuit pourtant toute rencontre, toute possibilité de s’épanouir hors de schémas dans lesquels elle n’a cessé de s’abandonner.

Rohmer renoue pleinement avec ses films aux croyances, aux superstitions, 25 ans après Le signe du lion. Ici, les signes sont partout. Au détour de maintes discussions, au sujet des astres, des cartes, d’un livre de Jules Verne. On pourrait même dire que Le rayon vert est l’adaptation libre du roman éponyme de Jules Verne, narrant une histoire encadrée par la croyance et l’espérance de voir ce phénomène optique qui lorsqu’il nous apparait, dit-on, permet de voir clair en son cœur et en celui des autres. Delphine, elle, ira d’abord jusqu’à trouver des cartes à jouer, perdues nulle part, sur un trottoir ou entre deux rochers. Une dame de pique d’abord, un valet de cœur ensuite. Elle fait attention à chaque signe un peu trop encombrant comme cette couleur verte prédominante : « Je trouve une carte verte, à côté d’un poteau vert et j’étais habillé en vert ». Sans compter la couleur de cette affiche d’invitation à rejoindre un groupe de soutien spirituel. Verte, évidemment. Ou de la présence fugace de ce chat noir, signe parmi les signes.

A l’instar du Signe du lion, le bonheur de l’un va se faire un peu au détriment de celui des autres. Pierre, apprenant à nouveau son héritage, véritable cette fois, délaissait soudainement son ami sans abri. Delphine, à sa manière, esquive la solitude de ce garçon à Biarritz qui semblait dans une détresse similaire à la sienne. Il y a souvent quelque chose de très cruel dans les vaudevilles rohmériens.

Le rayon vert est donc résolument Rohmérien à de nombreux niveaux (jusqu’à l’utilisation chronologique, ces dates écrites à la main comme si on lisait un journal intime, proche formellement de ce qu’il utilisait dans Le genou de Claire) et pourtant il l’est moins là où l’on aurait tendance à cataloguer le cinéma de Rohmer. A savoir, dans l’utilisation verbale. Ce qui l’éloigne généralement clairement de Rozier en somme. Mais à rebours, Le rayon vert raconte sensiblement la même chose que ce que racontent les films de Rozier. L’aventure d’un été. L’éphémère, l’échappée. Mais surtout c’est dans l’utilisation de la parole que tout diffère ici. On a parfois cette sensation d’improvisation totale ce qui n’est jamais le cas habituellement. Enfin, on a parfois cette impression (avec Luchini, souvent) mais ce n’est jamais le cas, tout est méticuleusement écrit. Ici, au contraire, on a cette impression qu’afin que Marie Rivière campe Delphine à merveille il faille l’abandonner dans son propre jeu d’actrice, la laisser libre de choisir l’orientation et l’intonation du texte. C’est très déstabilisant. Pourtant le film, dans ses compositions ne laisse pas de place à l’imprévu. On sait que Rohmer attendit longtemps et à de nombreuses reprises le phénomène optique si convoité mais qu’il ne l’obtint jamais – Un léger effet spécial le fait exister à la toute fin. C’est la première fois et sans doute la seule fois poussée à ce point, que Rohmer utilisera l’improvisation. Les textes sont parfois écrit par Marie Rivière elle-même, tout en respectant un canevas bien précis. Tout est écrit et tout est surprise, à l’image de cette bretelle de débardeur ou des seins de Léna, la petite scandinave.

Surtout, dans cette scène de jardin, où quatre amies discutent autour d’une table, il est évident de constater combien Delphine est enfermée dans un coin du cadre, sans aucune perspective puisqu’une serviette pendue sur un fil à linge ainsi que la grille d’une probable fenêtre de cabane bloquent la profondeur en son dos. A l’inverse, le personnage campé par Béatrice Romand (dont c’est l’unique apparition dans le film) est cadré dans un espace ouvert, lumineux, aéré, mouvant, avec un chemin de sortie derrière elle. Rohmer veut que sa Delphine soit systématiquement croquée par l’immensité. C’est une montagne infinie ici, un paysage portuaire là. Combattre les vagues déferlants sur la plage, se faire encercler par d’immenses arbres secoués par de violents vents. Une nature prestigieuse qui l’angoisse et dans laquelle elle ne parvient pas à exister. Cette campagne faite de longs chemins clos par des barrières. Chaque fois elle n’avance plus. Parfois elle fond en larmes. Il lui faut le test ultime pour enfin renaître. Affronter une autre immensité, plus prestigieuse encore car miraculeuse, éphémère. Il y aura là aussi des larmes. Mais surtout un sourire.
JanosValuska
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le 1 août 2014

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