Et quand bien même l’humanité trouverait le moyen de se sauver, et donc de sauver son monde : je crois que je m’assiérais alors contre un arbre, apaisé, mais lui demanderait soudain : « cela te rend-il heureux ? ». Et je souffrirais de ne pouvoir le comprendre.
Alors je trouverai un moyen, et la technique reprendrait sa marche infernale. Le déséquilibre serait à nouveau, jusqu’à ce que l’on comprenne les arbres, et l’équilibre serait alors à nouveau, et plus convenable. Mais alors ce serait pour les animaux que je m’inquiéterais. Ils n’auraient cela dit que peu de considération pour mes turpitudes, et je les verrais se dévorer les uns les autres, dans un équilibre parfait qui me dépasse. Et j’en parlerais aux hommes, qui se dévoreraient les uns les autres, et dévoreraient les animaux. Et la technique reprendrait sa marche infernale, pour mieux dévorer. Et le déséquilibre serait. Et on oublierait les arbres. Et le monde serait en danger, et ce serait un nouveau cycle, au sein duquel l’homme commencerait par se sauver...



Bla-bla-bla... bla



Tout petit je rêvais comme beaucoup d'enfants d'avoir rien qu'à moi un petit être qui m'aime mais qui me soit très différent. Comme un Pokemon, ou un rat amélioré, qui serait suffisamment intelligent pour me témoigner toute l'affection dont j'avais besoin, tout en étant capable de capter toute ma complexité.


Pour cela il ne fallait surtout pas qu'il puisse parler, cela aurait forcément tout gâché. On commence toujours à tricher quand on s'exprime. À la limite j'aurais pu tolérer quelques couinements animaux...


Je me posais déjà cette question qui me paraissait insondable, à savoir : qu'est-ce qui m'attirait vraiment dans cette idée ? Qu'est-ce qui différenciait l'idée de ce petit être de celle d'un ami humain ? La matière ne m'en imposait déjà que peu à l'époque, je savais déjà que tout était mental (et cela m'attira pas mal de problèmes d'ordre psychologique) ; je savais donc que ce n'était pas la forme ou l'aspect probablement mignon de cet être éventuel qui me fascinait. Je savais déjà que la portée du kawai était très limitée (je n'avais cela dit rien, et je n'ai toujours rien, contre le Japon). Et je ne comprenais toujours pas ce que l'idée d'un petit être intelligent avait à m'apporter.


Aujourd'hui je crois avoir compris, peut-être, c'est une vraie découverte ! Je crois que je fantasmais et fantasme toujours à travers cet être la possibilité d'être capable de penser en dehors du cadre de notre civilisation. L'innocence pure, le renouveau, uniquement soumis à ma seule influence, elle-même soumise à la civilisation... civilisation dont je serai le filtre. Je rêvais non pas de m'occuper de ce petit être, mais plutôt d'être pour lui le filtre de ma civilisation, dans laquelle il se trouvait comme moi obligé de vivre. Je voulais être son filtre, le préserver, tout prendre sur moi, et lui donner tout ce que je juge bon ou pertinent, ou édifiant, pour que lui ensuite puisse au moins s'occuper de moi et du reste du meilleur amour possible.


Parce que je sais que moi je ne serai jamais capable de m'occuper comme il faut de moi ou des autres.


Avec lui j'aurai continué ma vie comme je l'ai toujours fait, c'est-à-dire du mieux possible, c'est-à-dire pas terriblement bien, avec lui cependant j'aurais essayé d'être comme il faut, c'est-à-dire complètement sincère. C'aurait été plus facile avec lui que dans le monde. Et moins honteux. Et il aurait probablement tiré autant d'enseignements de mes routines et folies que de mes bonnes paroles.


C'est lui qui fera la balance. Les yeux pas encore bandés...


En effet, qui suis-je pour comprendre quoi que ce soit à ce monde qui me pénètre déjà intégralement ? Je n'ai plus les yeux pour voir comme il faut, peut-être sont-ils à la limite suffisants pour voir CE qu'il faut. Et encore… Je suis en fin de route pour le petit être, un témoin, sur la fin d'un chemin boueux qui plus est, que je compte mener jusqu'au bout, pour l'expérience, comme nous tous. Je suis jeune il reste des ramifications. Il y en aura toujours, des ramifications. Mais au vu du résultat, ma route est une route que le petit être ne doit pas prendre. Et pourtant, c'est inexplicable, je table sur le fait qu'au bout de sa route à lui nous nous retrouvions.



Alors arriva ce qui me rendit plus léger : le nain sauta de mes
épaules, l’indiscret ! Il s’accroupit sur une pierre devant moi. Mais
à l’endroit où nous nous arrêtions se trouvait comme par hasard un
portique.



« Vois ce portique ! nain ! repris-je : il a deux visages. Deux
chemins se réunissent ici : personne encore ne les a suivis jusqu’au
bout.



Cette longue rue qui descend, elle dure une éternité et cette longue
rue qui monte — c’est une autre éternité.



Ils se contredisent, ces chemins ; ils se butent l’un contre l’autre :
— et c’est là, à ce portique, qu’ils se rencontrent. Le nom du
portique se trouve écrit au-dessus, il s’appelle : « instant ».



Mais si quelqu’un suivait l’un de ces chemins — en allant toujours
plus loin : crois-tu nain, que ces chemins se contrediraient toujours
!"



Ainsi parlait Zarathustra



Reste à savoir si c'est bien moi qui me sacrifie pour lui, ou si je ne le sacrifie pas plutôt à ma sérénité et/ou à ma santé mentale?


La question ainsi posée, que je finisse en HP serait de bon augure pour authentifier la salubrité de mon sacrifice.


Probable que le petit monstre viendra me voir dans les couloirs blancs de l'hôpital, et que je serai sidéré de voir qu'il parle maintenant, et qu'il connaît l'importance des mots et de ce qui gravite autour.


Il n'apportera pas de bouquet. Tradition débile. Les fleurs sont très bien dans les champs...


Citation bonus :


Il nous est impossible de donner à nos enfants une véritable enfance. Et ce n'est pas sans conséquence. Il y a un certain esprit d'enfance, qui ne meurt jamais en nous, qui reste indéracinable dans notre peuple ; en contradiction avec ce que nous possédons de meilleur, notre infaillible sens pratique, nous agissons quelquefois de façon très inconsidérée, tout à fait à la manière des enfants, sans raison, avec prodigalité, avec générosité, avec légèreté et tout cela souvent par goût de la plaisanterie. Si la joie que nous en éprouvons ne peut naturellement plus avoir la même force que la joie des enfants, il en demeure cependant à coup sûr quelque chose. C'est de cet enfantillage de notre peuple que Joséphine tire avantage depuis toujours.


Mais notre peuple n'est pas seulement enfantin, il est aussi, dans un autre sens, prématurément vieux ; l'enfance et la vieillesse sont différentes chez nous de ce qu'elles sont ailleurs. Nous n'avons pas de jeunesse, nous sommes tout de suite adultes, si bien que nous sommes adultes trop longtemps ; aussi une certaine lassitude, un certain découragement ont-ils laissé à cause de cela de larges traces dans la nature pourtant opiniâtre et confiante de notre peuple c'est de cela aussi que procède probablement notre absence de sens musical ; ses émotions et ses élans ne conviennent pas à la pesanteur de notre tempérament ; nous l'écartons d'un geste las ; nous nous sommes rabattus sur le couinement ; un petit couinement par-ci, par-là, voilà ce qui nous convient. Qui sait s'il n'y a pas des talents musicaux parmi nous ; mais, s'il y en avait, le caractère de nos compatriotes les étoufferaient avant même qu'ils aient pu s'épanouir. Joséphine, en revanche, peut à sa guise couiner ou chanter–peu importe le mot qu'elle emploie, cela ne nous gêne pas, cela correspond à nos besoins, c'est une chose que nous tolérons sans difficulté ; s'il devait y subsister quelques restes de musiques, elle serait réduite à sa plus simple expression ; une certaine tradition musicale se trouve sauvegardée, mais sans que cela nous gêne le moins du monde.


Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris Franz Kafka

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le 18 mars 2018

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