Comment, par où, par quels moyens appréhender le Cinéma du hongrois Béla Tarr ? Cinéaste exigeant, littéralement génial et connu des cinéphiles français depuis seulement une dizaine d'années - avec la diffusion du très poétique Les Harmonies Werckmeister, drame existentiel où l'on peut à sa guise se perdre dans l'oeil d'une baleine morte - Béla Tarr est l'auteur de dix longs métrages dont l'ultime et âpre chef d'oeuvre Le Cheval de Turin, le sublime et bouleversant Damnation et peut-être ce qui reste son film le plus important, le plus complexe et le plus représentatif de son cinéma : le terrible et somptueux Satantango.


Avant d'aborder le voyage cinématographique sans précédent que constitue la projection de Satantango, revenons rapidement sur ce qui pourrait résumer - de manière un brin réductrice - l'Oeuvre de Béla Tarr. D'abord des films qui travaillent la durée au travers de longs plans dilatés épousant les sujets filmés : hommes, femmes, animaux mais aussi fermes, plaines et chemins boueux, ports ou places villageoises, bars ou cabarets, chambres à coucher ou appartements. Il apparaît évident que le Cinéma de Béla Tarr considère l'espace et le temps comme deux valeurs inaliénables, intimement incorporées l'une à l'autre, qu'il s'agisse d'un nid familial, d'une coopérative agricole ( Satantango ) ou d'une ville portuaire ( L'Homme de Londres ). Béla Tarr manipule la durée moins par souci de réalisme que par invitation à la contemplation, nous offrant quelques-uns des plus beaux plans-séquence de l'Histoire du Cinéma : la valse météorique qui introduit Les Harmonies Werckmeister, la chanson ténébreuse berçant le Titanik dans Damnation, le plan d'ouverture de L'Homme de Londres, celui qui suit l'anecdote nietzschéenne dans Le Cheval de Turin...


A l'instar d'Andreï Tarkovski le cinéaste est l'auteur d'une Oeuvre ouverte, labyrinthique, de laquelle chaque film évoque une autre pièce du puzzle. Ainsi le vent incessant bloquant les personnages du Cheval de Turin répond à la pluie torrentielle de Damnation, l'ouvrier du Nid Familial annonce les héros des Rapports Préfabriqués, Almanach d'Automne témoigne de la future vénalité des pions de Satantango... Quelques thématiques récurrentes peuvent apparaître dans cette Oeuvre canonique : les rapports humains pervertis par l'argent et par l'Homme lui-même, la solitude inhérente au désespoir et à la misère, la Nature dominatrice jouant de ses quatre éléments... et le Temps qui s'étire, poumon rythmique et régulier, Temps réel et tangible que Béla Tarr utilise comme un moyen poétique d'échapper au naturalisme foudroyant le cinéma contemporain, livrant des blocs de durée prosaïques mais hypnotiques, épurés parfois, enjolivés d'autres, délectables souvent, précis et maîtrisés toujours.


Film solide, film éprouvant, film-somme pourrait-on dire Satantango montre, pendant plus de sept heures, la destruction d'un petit village hongrois et communiste, village sous le joug de plus en plus menaçant du capitalisme grandissant. Satantango, c'est donc la chute du régime communiste représentée par une poignée de personnages racés, nullement archétypaux mais parfaitement fascinants : il y a d'abord un troupeau de vaches lors d'un plan-séquence inaugural, troupeau trônant sur le plancher boueux de la ferme encerclée par le son des cloches et des beuglements ; il y a ensuite Futaki, l'infirme révolté arpentant le village à l'appui de sa canne ; ensuite Mme Schmidt, femme charmante un peu facile courant les pantalons et son mari gourmand de pécule annuel ; et puis la famille Kraner, l'homme brutal et la femme amenant l'eau-de-vie chez le docteur alcoolique et solitaire, une sorte de moraliste griffonnant des dessins sur des carnets de notes, épiant un personnage, ou un autre ; il y a l'instituteur, la famille Halics et la petite Estike, que personne ne croit sensée...


De ce petit monde sans histoires ( à peine le flux constant du temps qui passe, des marches sous la pluie et d'une ou deux coucheries ) surgissent deux autres personnages : le charismatique Irimias ( Mihaly Vig, l'incroyable compositeur de Béla Tarr ) et Petrina, comparse ventripotent flanqué d'un bonnet gris. Deux brigands que la justice sauve in extremis de l'éternelle damnation ( c'est à dire la prison ) et que les villageois pensaient morts. C'est ce duo qui annonce la terrible dimension politique de Satantango : un film gangréné par le pouvoir, par l'intérêt personnel au détriment de l'Homme et par sa lâcheté, son inconsistance morale. Puisque Irimias et Petrina " reviennent de loin " ( d'entre les morts, des plaines lointaines, d'une faute commise... ) c'est à leur tour de servir une nouvelle cause. En ce sens la séquence du commissariat est éloquente : avant d'être sermonnés par le commissaire qui les utilisera à des fins politiques les deux personnages attendent sur un banc, encerclés par le tic-tac de deux horloges : " l'une qui retarde, l'autre qui semble définir la vulnérabilité de l'existence ", récite nonchalamment Irimias. Il s'agit bien de Temps dans cette séquence charnière, du moment fatidique où les enjeux s'installent méticuleusement, réguliers comme un tic-tac mais pas forcément fiables, puisqu'il peuvent retarder ou alors s'autodétruire. En quelques minutes Béla Tarr livre alors une belle définition de son cinéma.


Il s'agira donc pour Irimias et Petrina de déliter la communauté en délocalisant les futurs particuliers. Comme tous sont liés les uns aux autres, aussi bien Mme Kraner au docteur alcoolique que Futaki à sa maîtresse Schmidt il leur faudra un drame d'envergure pour profiter de l'occasion... C'est alors qu'intervient, dans la partie centrale du colossal Satantango le personnage d'Estike ( Erika Bok, future héroïne du réfrigérant Cheval de Turin ), jeune garçonne sadique qui mettra fin à ses jours après avoir délibérément martyrisé un chat, usant de mort-aux-rats comme on userait de sucre. Estike nous est de prime abord présentée indirectement par la bouche de son frère ainé qui parle d'elle comme d'une folle. Exclue du monde, rejetée par ses semblables - par incompréhension, peut-être - Estike ne sera visible à l'écran qu'à partir de la troisième heure du métrage, uniquement filmée dans ses accès de cruauté puis d'autodestruction. Son suicide, loin d'être la simple conséquence de l'indifférence des villageois à son égard permettra à Irimias d'annoncer de lui-même la chute de la communauté, lors du discours ouvrant la dernière partie de Satantango...


Irimias, bête de scène, instrument de persuasion, grand rhétoricien, fourbe, petit père des peuple sur le retour... La mort d'Estike lui rend grâce, lui qui pourra user de chantage affectif à l'encontre des villageois. Les liens sont prêts à être démantelés, il en aura la tâche. Quelques temps auparavant l'araignée tissait sa toile dans le café du village, pendant que Kelemen proférait une interminable litanie au sujet d'Irimias et que l'instituteur invitait Mme Schmidt pour le fameux tango de Satan. L'insouciance de cette longue séquence musicale ( près d'une demi-heure de métrage, formée des deux superbes compositions de Mihaly Vig ) est puissamment renforcée par sa place dans le film : entre le suicide d'Estike et l'épitaphe assassine d'Irimias le son de l'accordéon, celui de la canne de Futaki frappant le bois d'une table et la logorrhée de Kelemen ménagent une beauté bouleversante, capiteuse, qui met littéralement du baume au coeur. Pourtant Irimias fait chanter à grands coups de belles promesses, étalant les conditions pécuniaires au pied de feu Estike, comme un prix inéluctable à payer pour la culpabilité. Achetant la ferme, expatriant les occupants, Irimias s'est lui-même racheté d'une faute ancestrale : le capitalisme s'installe, impitoyable.


Viennent alors deux bureaucrates, l'un tapant à la machine ce que l'autre lui dicte... Rapports fabriqués dans lesquels reviennent les noms des anciens villageois. La machine mitraille des lettres comme autant de rafales, la bande-son amplifiée en témoigne. La séquence, terrible et drôle tout à la fois montre la psychologie grotesque que les deux personnages attribuent aux expatriés. Béla Tarr prouve magistralement qu'il n'a que faire d'une psychologie de bazar, enfermant comiquement les deux bureaucrates dans un mouvement de caméra circulaire, seule manière possible de juger nos deux zigotos, eux-mêmes tout sauf archétypaux. Le cercle va pouvoir se refermer...


La fin de Satantango approche. Seuls Futaki et le docteur ont échappé aux griffes du pouvoir. Irimias a disparu, et Petrina depuis longtemps... Le village garde l'empreinte d'une pluie qui est passée par là, le soleil pointe. Le docteur reste chez lui, persuadé que ses voisins dépriment dans leur bâtiment respectif. Il est seul, dernier vestige d'une communauté détruite par la bassesse et la mesquinerie. Convaincu qu'il faut mieux mourir seul que vendre son âme au diable le docteur, après de larges rasades d'eau-de-vie, sort quatre planches de son armoire. Grognant quelques murmures au sujet de l'infirme Futaki il ferme le rideau du spectacle Satantango, clouant les planches à la fenêtre par laquelle il épiait, jadis. Prisonnier du noir, il referme le cercle. Au loin, le glas des cloches se fait entendre, rappelant l'ouverture et son troupeau, ses vaches sur le plancher humide des plaines hongroises, ce flux perpétuel qui - après 450 minutes de pellicule - nous laisse complètement médusés, fascinés, subjugués. Un chef d'oeuvre.

stebbins
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le 21 juil. 2018

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