The Hateful Eight commence avec le visage de Jésus émergeant dans la neige, au milieu de nulle-part, sur une croix branlante. Sculpté dans le bois, ce visage est une comme un symbole mort : le caméra le fixe un instant, puis le champ s'élargit pour faire apparaître dans sa profondeur une diligence. Celle-ci conduit un chasseur de primes, John Ruth (Kurt Russell) et une hors-la-loi, Daisy Domergue, qui doit être pendue. De la croix de Jésus à la pendaison qui attend Daisy, la ligne symbolique du film est assez claire : il s'agit de raconter une nouvelle Passion. Mais comme Tarantino est un cinéaste qui aime réécrire les histoires, travestir les genres, salir les icônes, les retrouvailles avec Jésus prennent dans son film la forme grotesque d'une fête de Noël qui vire au carnage.
Plusieurs scènes font allusion au moment de Noël, notamment celle où Douglas la Grogne (Michael Madsen) explique à un des salopards qu'il va rentrer chez sa mère pour célébrer la fête avec elle. En réalité, la fête commence dès que les huit salopards sont réunis dans la petite mercerie qui va servir de cadre à leur règlement de comptes. Ce décor cosy, où l'on joue aux échecs pour passer le temps, où l'on cause au coin du feu, pourrait être le cadre idéal d'une fête de famille : une adorable cabane où les hommes et les bêtes se reposent, presque une crèche de Noël, où il ne manque que les bergers. Un flash-back rappelle pourtant que la fête a commencé sous d'horribles auspices : Minnie, la propriétaire noire de la mercerie et sa famille ont été massacrés par quatre mercenaires. Il faut insister sur l'aspect très convivial de cette mercerie avant le massacre : Minnie y faisait du café pour les voyageurs, son mari, blanc, jouait une partie d'échecs avec un ancien colonel sudiste (Bruce Dern), on y suçait littéralement des sucres d'orge. C'était un Eden en forme de bonbonnière, le tableau naïf d'une Amérique métissée et hospitalière sur lequel les salopards ont fait gicler le sang, dans un geste destructeur qui est peut-être le plus radical que Tarantino ait filmé à ce jour. Radical parce qu'il ne concède rien à l'ironie, au second degré : toute l'habileté narrative de ce flash-back consiste à expliquer que la fête de Noël, en Amérique, est horrible depuis toujours, qu'elle charrie avec elle le souvenir de tous les holocaustes. Les cimetières indiens des romans de Stephen King et les torrents de sang de l'Overlook dans Shining sont des images fantastiques de ce massacre, leur présence dans l'imaginaire du film, dans son inconscient peut-être, justifie l'esthétique très gore de la seconde partie des Huit Salopards. Dans ce Black Christmas, les salopards ne peuvent pas être de bons bergers venus à la rencontre de Jésus, ils sont, comme les nazis d'Inglorious basterds ou les négriers de Django, les boucs émissaires sur lesquels le cinéma de Tarantino fait rejaillir le sang de tous les westerns conservateurs, notamment ceux de John Ford, cinéaste qu'il a toujours profondément détesté.

Le théâtre des salopards prend le parti inverse des scènes de repas ou de défilé des westerns de Ford, qui manifestaient l'existence d'une communauté se rassemblant autour de ses valeurs. L'inversion de ce schéma est ici menée de façon infiniment plus brillante que dans Django, qui restait trop ouvertement parodique et goguenard. Dans The Hateful Eight, le Major Marquis Warren (Samuel L Jackson) joue le rôle d'un Père Noël exterminateur, ses cadeaux sont des histoires. Un exemple seulement – et pas n'importe lequel puisqu'il s'agit sans doute d'une scène promise à la même postérité que celle de la danse de Michael Madsen dans Reservoir dogs. Cette scène se trouve au milieu du film : c'est le récit savoureux d'une fellation que le Major Warren a imposée au fils du vieux colonel sudiste se trouvant dans la mercerie. Alors que la scène prend forme horriblement dans l'esprit du vieux militaire, un flash-back nous la fait voir : le fils du général s'agenouille dans le neige devant le Major pour exécuter la fellation. Durant toute de la séquence, Tarantino a l'idée brillante d'introduire en contrepoint les notes légères de Douce nuit, une berceuse de Noël que les enfants entendent avant d'ouvrir leurs cadeaux.
Le récit du Major est un morceau de bravoure, on y retrouve une logique admirablement rodée depuis Pulp fiction, où le même Samuel L Jackson déclamait des versets d'Ezéchiel avant d'exécuter ses victimes. Mais c'est moins le fait que la parole fonctionne encore une fois) comme un prélude aux hostilités qui doit retenir l'attention, que le tour malicieux que joue le film en égrenant les notes de Douce nuit. Illustrer un récit de soumission (homo)sexuelle par Douce nuit, c'est profaner l'idée même de Thanksgiving et de Noël, c'est postuler aussi qu'aucun grand récit ne peut plus réunir la communauté autour de valeurs communes. Habileté prodigieuse de Tarantino, qui affirme, mine de rien, sa position de cinéaste postmoderne, son scepticisme profond. L'antécédent de cette scène était celle de la montre dans Pulp fiction : un gradé de l'armée américaine (Christopher Walken) s'adressait à un petit garçon pour dresser un portrait héroïque de son père mort au Vietnam, avant de lui remettre la montre de celui-ci, qu'il avait cachée au fond de son cul. Cette scène ne fonctionnait pas seulement comme une parodie de film sur le Vietnam, elle montrait déjà avec quel aplomb Tarantino était capable de régler l'encombrante question de l'Histoire et de sa transmission à travers un récit. Le symbole même de cette transmission, dans The Hateful Eight, est une lettre d'Abraham Lincoln se trouvant dans la veste du Major Warren. Fausse lettre transmettant une fausse parole : Abraham est un menteur ; la famille n'a pas de Père. The Hateful Eight sape l'idée même de communauté et de famille, encore à peu près établie entre les gangsters de Reservoir dogs, malgré les masques et les trahisons. La fausse lettre de Lincoln est une bonne histoire que les deux salopards ayant survécu au massacre pourront relire, en rigolant, devant le cadavre encore frais de Daisy Domergue. Cette scène, d'un cynisme monstrueux, expose Tarantino aux critiques de ses dénigreurs, qui en profiteront pour redire ce qu'ils pensent depuis toujours de ses films : qu'ils sont superficiels et bêtement provocateurs, qu'ils ne font que recycler des motifs et des figures, qu'ils ne parlent de rien.  
Je crois au contraire que The Hateful Eight est un film d'une ampleur incomparable dans l'oeuvre de Tarantino. En présentant son film comme un conte de Noël pourri par la corruption et le mensonge, Tarantino remonte le cours de l'Histoire bien au-delà du contexte qui est celui de l'histoire (l'après Guerre de Sécession), il fait chemin vers une sorte de point d'origine pour se demander, tout bêtement, où est passé Jésus. Une des hypothèses que formule le film serait que Jésus est une femme. Jésus, faute de mieux, serait peut-être Daisy Domergue.

Il n'y a pas d'équivalent à Daisy Domergue dans Reservoir dogs ni dans aucun des six autres films de Tarantino. On ne trouve rien d'elle chez les tueuses de Kill Bill ou chez les cascadeuses de Death proof. Daisy Domergue est à peine une femme : « You're not a godamned lady » lui lance la Major Warren, après l'avoir violemment frappée. Daisy Domergue est un véritable monstre dans le monde de Tarantino, il est impossible de l'inscrire dans un schéma de guerre des sexes à la Death proof, elle ne correspond pas non plus au modèle guerrier de Kill Bill. C'est un monstre produit par les hommes, une femme enchaînée littéralement à leurs pulsions (cogner), à leurs intérêts grossiers (se faire de l'argent en la conduisant vers le gibet). En attendant sa mort dans la mercerie, Daisy va vivre un véritable calvaire, d'abord présenté sur le mode du running gag (son visage, dans la diligence, est un punching ball), avant que sa pendaison, effectuée dans la mercerie avec les moyens du bord, ne rejoue, sous une forme à la fois grotesque et grinçante, la Passion du Christ.

Les repères manquent pour situer une figure aussi originale, dans laquelle on ne trouve aucun trait d'époque, aucune trace du girl power qui, depuis une vingtaine d'années, a transformé les héroïnes de films hollywoodiens grand public en guerrières froides. Daisy a quelque chose de sacré : son calvaire est une passion, sa pendaison une ascension. Mais c'est aussi une sorcière édentée qui parle le langage grossier des salopards, une ordure comme les autres. On ne peut manquer pourtant d'être frappé par la façon dont la violence masculine se déchaîne sur elle tout au long du film, et plus encore, par la façon dont le visage de Jennifer Jason Leigh absorbe cette violence, se couvre d'hématomes et de sang, ressemblant presque pour finir à celui de Sissy Spacek dans Carrie après le bal de l'horreur. C'est-à-dire à celui d'un crapaud.
Le film de Tarantino répond à celui de De Palma dans sa manière de reprendre l'imagerie chrétienne pour la travestir monstrueusement. Mais Tarantino ne dispose pas, comme De Palma, d'un matériau fantastique. Dans Carrie, la métamorphose de Sissy Spacek en crapaud a lieu lors d'un bal archaïque et quasiment magique ; dans Les Huits salopards, elle s'inscrit dans le cadre d'un huis-clos un peu glauque où l'on comprend rapidement que Daisy va servir de bouc émissaire. Car si Daisy est la seule femme à faire partie du clan des salopards, elle est condamnée à mort pour des raisons qui ne sont jamais clairement établies : on raconte qu'elle a commis des meurtres, sa tête a été mise à prix, mais aucun flash-back ne vient éclairer son histoire.

La ressemblance entre Daisy Domergue et Carrie, de plus en plus frappante à mesure qu'avance le film, pose aussi la question du péché, à laquelle Tarantino répond d'une façon qui diffère radicalement de De Palma. Dans Carrie, le péché commençait avec la découverte du sang des règles dans les douches, il était littéralement originel : Carrie était, un peu comme L'Exorciste de Friedkin, un portrait de jeune fille des années 70 hanté par le puritanisme. Dans Les Huit Salopards, Daisy Domergue n'est pas une sainte, mais elle est élevée pourtant vers le ciel après avoir pris sur elle tous les péchés des salopards. Le film ne se contente pas de parodier la symbolique de l'ascension sous la forme d'une scène de pendaison laborieuse, qui finit par déclencher le rire du shérif et du Major, il montre aussi que la parole de Daisy n'a pas été entendue.
Tout juste lui accorde-t-on le droit de chanter une chanson, dans un temps de suspens qui marque peut-être le seul moment de mélancolie du film. La ballade s'intitule Jim Jones at Botany Bay, elle se termine sur la phrase suivante : « Remember what I say. And they'll yet regret they've sent Jim Jones In chains to Botany Bay ». Le pauvre Jim Jones qu'on envoie enchaîné à Botany Bay est évidemment une image de Daisy Domergue. La phrase, qui s'adresse aux salopards, transpose dans un langage folk, les derniers mots du Christ : « pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font ».
Dans une fable classique, Daisy aurait sans doute été sauvée. Sa mort horrible, à la fin de The Hateful Eight, ne rachète rien ni personne : il n'y a plus qu'à relire la fausse lettre d'Abraham Lincoln en se tordant de rire. Mon blog

chester_d
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le 16 janv. 2016

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