Ultime thérapie
La littérature comme le cinéma ont cette faculté de pouvoir nous faire regarder le monde du point de vue des autres. Alejandro Amenábar joue de cette faculté pour nous faire entrer dans son monde...
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le 25 mai 2015
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Les doigts d'une main me suffiraient sans doute à compter les films d'horreur m'ayant à ce point angoissé tout en ayant à proposer à la fois autant d'intelligence à la narration, de délicatesse à l'écriture et de beauté à l'écran.
Ici la maison hantée - quoiqu'elle ne soit jamais un simple prétexte et qu'Amenábar s'applique à tirer tout leur pouvoir anxiogène de ces pièces trop vides et trop vastes pour élaborer l'ambiance de son film - sert à un huis-clos où ce qui suscite la peur est avant tout ce qui est caché, ambigu, inavoué. Et dans le huis-clos vient se raconter un drame qui, à mesure qu'on en cerne petit à petit la teneur, augmente d'une quantité de significations restées jusqu'alors inaperçues l'impression à la fois très symbolique et directement immersive que nous fait l'isolement du manoir, avec ses arbres morts, ses rideaux et ses grilles au beau milieu d'un nulle part juste cerné par le brouillard et par le froid - images d'autant plus inoubliables qu'elles sont admirablement filmées.
(Et je trouve ça fascinant, l'idée de représenter les limbes comme une immensité vide où il n'y aurait qu'un brouillard épais s'étendant indéfiniment et, çà et là, quelques âmes errantes. Je n'avais rien vu venir quand j'ai découvert le film, et pourtant Dieu sait qu'il donne des pistes - entre ces limbes, donc, sans cesse mentionnées, et le retour trop irréel du père dont l'esprit paraît déjà ailleurs.)
Une chose est sûre : devant une réussite esthétique de ce genre on peut s'autoriser une pensée pour l'équipe technique, parce que tout ici - du décor à la lumière en passant par les accessoires ou les costumes - contribue par un soin remarquable à faire de ces Autres le classique d'épouvante qu'il est. Et s'il doit certainement aider d'avoir sur le plateau un directeur photographie de la qualité de Javier Aguirresarobe [que les amateurs pourront retrouver chez Almodóvar, Woody Allen, Miloš Forman ou John Hillcoat], il est tout de même frappant pour ce qui reste des choix brillants effectués à la mise en scène qu'Amenábar ait pu accomplir en l'espace de trois films seulement une transformation aussi fulgurante vers le minimalisme et la sobriété.
De son argument de départ - une mère seule, recluse avec son fils et sa fille photosensibles, espérant le retour du père disparu à la guerre - le film tire l'occasion de subvertir toute une série de codes, dont le plus évident : les enfants risquant de mourir s'ils sont exposés à la lumière du jour, la clarté devient l'ennemie et l'obscurité l'enceinte protectrice... mais bien la moins rassurante des enceintes protectrices, bien sûr, puisqu'une quantité de formes indistinctes va venir se nicher dans le noir, au milieu d'arrière-plans fixes et dérangeants, que l'on guettera à chaque jeu de clair-obscur quand la lumière blême viendra lentement lécher les visages et les murs. Autre renversement : de l'extrême vulnérabilité des personnages principaux, il découle qu'aucun adjuvant n'est possible, puisque n'importe qui par un geste aussi anodin qu'ouvrir des rideaux est susceptible de représenter une menace mortelle ; de quoi le film joue abondamment en abattant une à une les figures protectrices ou en ne cessant de brouiller les pistes sur la provenance et la nature du danger. La mère elle-même, irréprochablement interprétée par Nicole Kidman, gène dans le même temps qu'elle émeut : à aucun moment on ne doute de sa détresse ou de la sincérité de son amour, et pourtant dans sa rigidité à l'égard de ses enfants elle s'apparente par certains aspects à une geôlière plus qu'à une mère.
Après, tout du film n'est pas parfait, loin s'en faut.
Les enfants, le garçon plus encore que la fille, jouent abominablement mal - ce dont il est toujours délicat de faire le reproche à des enfants de cet âge, mais ça n'en sabote pas moins un bon nombre de scènes, et dans ces cas-là, il y a quand même de quoi se dire que ç'aurait été au réalisateur de trouver un moyen de mieux diriger... m'enfin, terroriser des enfants sur un tournage pour les rendre crédibles, ç'aurait sans doute été d'un mauvais effet pour la promotion... Rayon musique, Amenábar persiste à signer lui-même ses bandes originales, et ça n'est toujours pas de l'effet le plus convaincant - avec cet avantage ici que la musique reste relativement peu envahissante. Puis de la même manière que dans Ouvre les yeux, il y a cette fin de film qui se gâche un petit peu à vouloir montrer trop explicitement ce qui n'avait pas besoin de l'être.
Mais ça reste peu de chose.
Pas de quoi ôter au film ce qu'il est : sans doute le film d'épouvante le plus abouti de sa décennie et, sous le vernis, un drame émouvant, réfléchi, écrit avec une pudeur remarquable.
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Créée
le 9 nov. 2015
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