Continent cinématographique à lui tout seul, le cinéma de Kenji Mizoguchi s’attarde généralement sur des personnages en rupture par rapport à la société dans laquelle ils évoluent, associant bien souvent un regard humaniste à un sous-texte politique. C’est ce que l’on retrouve aussi bien dans ses chroniques contemporaines (Une femme dont on parle, La rue de la honte…) que dans ses grandes fresques historiques (L’Impératrice Yang Kwei-Fei, La vie d’Oharu femme galante…). Grâce à ces histoires, en faisant résonner à travers le temps des thématiques communes (la fuite, l’humiliation des femmes, le bonheur entravé par une société prisonnière de ses codes), il réalise un portrait sévère de la société nippone, démontrant ainsi que la souffrance et l’ignominie ne sont pas l’apanage d’une époque.


Les Contes de la lune vague après la pluie ne déroge pas à la règle et synthétise à merveille l’incroyable richesse de son art. Le qualificatif de chef-d’œuvre, qui lui est habituellement destiné, est en ce sens amplement mérité. Attardons-nous un instant sur ce titre qui a tout de l’usine à fantasme. Contrairement à sa version française, certes poétique et intrigante, le titre original (Ugetsu monogatari) nous donne immédiatement des clés utiles à la compréhension de l’œuvre : Ugetsu, c’est la lune des pluies qui renvoie à la mousson, à la saison des épidémies, à la période au cours de laquelle le monde des vivants communique avec celui des morts. C’est moins une fresque historique qu’un conte intimiste que nous allons découvrir, le recours au fantastique facilitant l’introspection et l’étude des passions.


Pour ce faire, avec l’aide de Yoshikata Yoda, son fidèle scénariste, il s’intéresse à ces grands peintres du genre humain que sont Akinari Ueda et Maupassant, tirant la quintessence de leurs textes (Contes de pluie et de lune écrit par le premier, la nouvelle Décoré ! du second) pour rendre compte de la nature complexe des rapports entre les individus. Il en résulte surtout un paradoxe pour le moins fascinant : le désir fait perdre à l’homme sa raison, tout en lui donnant une raison d’exister. Quant à la passion, elle peut être aussi bien créatrice que destructrice, facilitant l’activité humaine (sur le plan affectif, économique…) tout en pouvant la mettre en péril.


Comme nous l’indique le carton introductif, annonçant un film au style nouveau, Les Contes de la lune vague se distingue des habituels films d’époque par son approche esthétique : l’image et la mise en scène se chargent de symbolique, rendant perceptible l’invisible. C’est grâce à ses expérimentations esthétiques que Kenji Mizoguchi nous fait traverser le miroir vers l’intériorité de l’individu, faisant de l’antagonisme entre réalité et fantasme le sujet même de son film. Toute l’élégance de son cinéma sera de l’exprimer par la seule force de l’image : celle-ci sera toujours ambivalente, ou complexe, montrant le factuel tout en traduisant la réalité sensible de l’être.


C’est ainsi que la première séquence nous place immédiatement sur le terrain de la subjectivité : le panoramique fait du conflit externe (les tambours s’élèvent, une guerre s’annonce) un conflit interne en s’attardant sur le couple formé par Genjuro et Miyagi. Si le potier voit dans la guerre l’occasion de se soustraire à la misère, son épouse souffre de cette situation et se laisse envahir par le malaise. Un ressenti que Mizoguchi va nous faire comprendre fort habilement, en utilisant le principe du couple miroir : le couple Tobei/Ohama sera l’image inversée du premier, les mots d’Ohama serviront à verbaliser le malaise de Miyagi. C’est grâce notamment à ce procédé, répété de nombreuses fois tout au long du récit, que nous avons accès à l’indicible, à la vie intérieure des personnages.


Une vie intérieure que le cinéaste explore également en ayant recours au fantastique, ou à un onirisme délicat que l’élément aqueux introduit parfaitement : c’est lors de la traversée du lac que le basculement se fait. La brume inquiète et annonce le danger ; la barque préfigure le destin des personnages ; quant à la surface de l’eau, elle est le reflet de leur subconscient. Comme nous l’indique ce plan sur Ohama se tenant au-dessus de l’eau scintillante : elle n’est plus qu’un corps, une femme-objet soumise au désir masculin.


Assez poétiquement, alors, Mizoguchi se fait une nouvelle fois défenseur de la femme en stigmatisant cette domination masculine qui conduit le monde à la dérive : les hommes sont prisonniers de leur fantasme et de leur illusion de toute-puissance (les plaisirs solitaires de Genjuro, la gloriole de Tobei) ; tandis que les femmes voient leur identité être diluée par le désir masculin (le kimono qui transforme Miyagi en objet érotique, la prostitution qui marchandise le corps d’Ohama). En toile de fond, on devine la présence d’un sous-texte politique, condamnant notamment le culte de l’argent qui corrompt les cœurs et les valeurs. Mais c’est surtout l’usage du fantastique, à travers la figure spectrale, qui permet de donner sa pleine puissance au discours critique de Mizoguchi : dame Wakasa est la représentation de la femme parfaite pour Genjuro, elle est la chimère qui le détourne de son bonheur (son foyer, sa famille).


Si nous sommes prisonniers de nos désirs et des apparences, notre salut peut passer par l’art, et le cinéma notamment. À condition, seulement, que l’art soit mis au service d’une communion avec le monde. C’est-ce que symbolise très bien le destin de Genjuro, le potier : en faisant des poteries purement décoratives, il ne fait que satisfaire son plaisir narcissique. Par contre, en mettant son art au service des autres (en fabriquant des poteries fonctionnelles), il va soudainement donner du sens à sa vie !


Un message que Mizoguchi nous délivre également à travers l’esthétisme du film, établissant par la même occasion un hommage discret au septième des arts : l’image est trompeuse à partir du moment où la forme n’épouse pas le fond. C’est ce que l’on constate lors des scènes “fantastiques” où la dysharmonie prédomine (la beauté picturale s’opposant à la noirceur humaine). Par contre, l’image est vraie lorsqu’elle véhicule l’harmonie, comme lors de ce plan final où l’homme communie enfin avec la nature environnante.

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le 8 févr. 2023

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