De tous les films sur les films (ie, mise en abyme du cinéma) que j'ai pu voir, "Les Ensorcelés" est sans doute l'un des plus fins représentants. Le plus passionné et le plus cynique aussi sans doute, et c'est cette dualité qui en fait tout l'intérêt, à mon sens bien supérieur à des classiques du genre qui m'émeuvent beaucoup moins (comme par exemple, ô comble de l'hérésie, "Sunset Boulevard" de Billy Wilder en 1950) : je pense qu'il y a autant d'avis et de regards que de spectateurs sur le personnage ambigu de Jonathan Shields, tour à tour ange et démon, faiseur complice puis manipulateur de l'industrie cinématographique.


Saluons d'emblée le travail des scénaristes (du film, et non à l'intérieur du film) qui ont brossé un portrait en trois étapes, trois flashbacks, trois perspectives, à travers les histoires de trois personnages : un réalisateur, puis une actrice, et enfin un scénariste. Trois regards sur une même personnalité, trois prismes déformants pour trois accès à une même réalité qui s'affine avec le temps et les coups de pinceau. Le principe du flashback semble déjà bien imprégné dans cette décennie ("Chaînes conjugales" de Mankievicz en 1949 reste bien en tête, mais on me dit dans l'oreillette que le procédé était déjà bien rodé à l'époque, particulièrement dans le cadre du film noir, et ce depuis le muet), mais l'outil est très bien utilisé ici. Quelques passages un peu monotones sont à déplorer, mais la figure du producteur vecteur d'aliénations diverses qui se dessine ainsi peu à peu en vaut la peine. Au terme des trois flashbacks successifs, chaque personnage s'accorde sur le fait que Shields a ruiné sa vie après un épisode chaleureusement amical.


Mais sont-ils vraiment ruinés ? Pas vraiment, si l'on en juge leurs carrières à l'instant T, toutes trois fulgurantes, et ce en grande partie grâce à Shields. Ils ont tous été trahis dans une certaine mesure, mais tous ont récolté les fruits du travail de leur producteur. La scène finale est à ce titre vraiment réussie, sur le plan esthétique (jeux d'ombre et de lumière sur les visages des trois personnages qui apparaissent et disparaissent du champ) et narratif (ils ne peuvent se l'avouer, mais ils sont encore dépendants du producteur et de ses talents, par désir voire dépendance à la la gloire).


"Les Ensorcelés" fait donc la lumière sur ce métier de producteur (Kirk Douglas est génial, comme à son habitude), entre accueil chaleureux et tyrannie, mais toujours possessif : c'est lui qui ensorcèle et jette des sorts, qui génère the bad autant que the beautiful. Chacun se fera une idée de la morale, si tant est qu'il y en ait une de bien tranchée. Les rapports entre les différents acteurs (au sens large) du milieu sont bien décrits et parfois vraiment drôles, le regard est acide et aborde des thèmes graves (alcool, adultère, suicide), et l'ensemble porte l'idée probablement juste selon laquelle un film ne se fait pas sans une certaine part d'ombre.


*Version Nina : https://www.youtube.com/watch?v=ua2k52n_Bvw
*Version Screamin' Jay : https://www.youtube.com/watch?v=PwXai-sgM-s


[AB #172]

Créée

le 20 déc. 2016

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Morrinson

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