CAIRO 678 ( LES FEMMES DU BUS 678) : Mohamed Diab: Un réalisateur qui soulève le voile...

"Les Femmes du Bus 678" est le premier long métrage de Mohamed Diab, ancien employé de banque engagé et très actif lors de la révolution du printemps arabe de 2011, qui s'est reconverti en cinéaste. Bien connu pour être au coeur de tous les débats, il soulève des questions fondamentales sur la place de la femme en tant qu'épouse, mère et fille, en remettant en cause le sens traditionnel des valeurs de la société égyptienne. La sortie de son film a suscité beaucoup de remous et des actions en justice ont même été intentées pour "atteinte à l'image du pays" afin d'empêcher son exploitation.


Mohamed Diab s'inspira pour ce film de l'affaire Noha Rochdi qui en 2008 fut la première femme égyptienne à oser porter plainte pour agression sexuelle. La justice condamna pour la première fois un homme à 3 ans de prison pour ce motif, mais Noha Rochdi dut quitter le pays, considérée comme une espionne.
Jusqu'ici, en Egypte, comme dans plusieurs pays arabes, parler de ce sujet était un véritable tabou. Le film de Mohamed Diab tente de faire le constat réaliste de cette loi du silence. A travers le portrait de 3 femmes très différentes, tant sur le plan social, culturel , traditionnel et religieux, il démontre que l'agression sexuelle ne touche pas une classe bien spécifique: elle sévit partout, quotidiennement, dans la proximité de la foule, dans un bus ou même dans la rue...
Elle plonge toutes ces femmes dans la peur de déshonorer leur famille, de connaître la répudiation, d'être confrontée à la politique de l'autruche pratiquée par les autorités pourtant censées les défendre, mais qui cherchent à les faire taire et à les culpabiliser en leur proposant des arrangements à l'amiable pour éviter à tout prix le scandale. Il faut savoir aussi que jusqu'en 2006, l'accusation de viol était punie de la peine de mort en Egypte. Et pour finir, plus surprenant, elles subissent le manque de solidarité de la part d'une majorité d'autres femmes qui, portant le voile et ancrées dans des schémas un peu passéistes, accusent celles plus émancipées et modernes d'inciter les hommes à les agresser.


Le tournage fut un véritable parcours du combattant. Le réalisateur a eu beaucoup de mal à trouver des actrices qui acceptent d'incarner ce sujet à l'écran. La réalité a même dépassé la fiction quand, lors du match où l'Egypte battit l'Algérie 4-0, Mohamed Diab décida de filmer une scène de liesse dans la rue et que le mari d'une des actrices refusa que sa femme y participe. Le réalisateur prit alors une doublure pour cette scène et soudain, la jeune fille fut agrippée et projetée de mains en mains: l'ambiance devint alors complètement animale. Les caméras furent mises hors service et la jeune femme finit par s'évanouir. S'il n'y avait pas eu l'acteur pour venir à son secours, elle aurait pu perdre la vie.
Le metteur en scène prit alors encore plus conscience de l'urgence de son sujet. Son film sortit d'ailleurs dans son pays un mois avant la révolution de la place Tahrir. Il s'est répandu comme une traînée de poudre sur Facebook, Twitter et toutes les femmes furent encouragées à clamer leurs droits, entre autres celui de pouvoir côtoyer en public les hommes sans être harcelées.
Le but de Mohamed Diab était surtout de faire passer un message et il prône donc plus la véracité des faits que le style et la forme. Il a même laissé quelques maladresses de cadrages et de mouvements de caméra pour se rapprocher davantage du documentaire. En choisissant des femmes très différentes, il ne tombe jamais dans le cliché et on sent que les 3 actrices, Nahed El Sebaï, Bushra Rozza(chanteuse très populaire en Egypte) et Nelly Karim, se sont totalement investies pour ce réalisateur qui défend la cause de la femme avec justesse, pudeur et dignité.


Il déclarera lors d'une interview:
"En 2008, lors de ce premier procès sur le harcèlement sexuel en Egypte, je suis allé au tribunal et j’ai vu ce qui se passait: les avocats et le public se moquaient délibérément des filles. En tant qu’homme, je me suis senti coupable. Artistiquement, c’était aussi un challenge de parler à la place des femmes. C’est horrible à dire, mais un homme qui réalise un film sur le harcèlement sexuel, ça a plus de poids et ça en devient déclaratif."


Ce qui fait également la force de ce film, c'est qu'il ne condamne pas l'homme en particulier, mais bien tout un système. Il ne veut pas tomber dans la facilité et c'est politiquement très intelligent. Il aborde la difficulté de l'homme à gérer ses propres pulsions quand on sait que les hommes se marient très tard et qu'avant cela, aucune femme ne se donnera à eux. Il rappelle combien le culte de la virilité est très présent et que si une fille raconte à ses parents qu’elle s’est fait harceler, ils ne la laisseront plus se rendre à l’école ou plus tard, son mari l’empêchera d’aller au travail ou pire, il se devra de la répudier pour sauver sa réputation. C'est tout un mode d'éducation, de culture et de tradition qui est responsable, qu'il faut remettre en cause, bien plus que l'homme individuellement.


A travers ces récits parallèles, sa réalisation est intense, sans complaisance et efficace. Il va au coeur du malaise sans tomber dans le mélo. Partant de la colère et des souffrances de chacun des protagonistes, il s'attache aux conséquences et aux diverses voies que ces femmes vont prendre pour faire entendre leur droit d'être respectées.
"Cairo 678" est un film lucide, alarmant, percutant, mais non dénué d'une lueur d'espoir.

Nina-Paradis
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le 25 nov. 2016

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Nina Paradis

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