Les Filles du docteur March par Clément en Marinière

On ne compte plus les adaptations des Quatre filles du Docteur March : à chaque génération ses Little Women, de Katharine Hepburn à Winona Ryder, et leur même vision, comme à jamais inchangée, rebelle mais docile, matérialiste mais romantique, de la domesticité et la condition féminine. C'est que, et ce n'est pas rien de le rappeler, Louisa May Alcott, l'auteur du (des) roman(s) d'origine, était une féministe revendiquée issue de cercles littéraires prestigieux. Et c'est sur cet argument singulier que s'impose Greta Gerwig : enfin, un roman féministe adapté par une femme ! Mais puisqu'elle succède à l'australienne Gillian Armstrong, déjà honorable réalisatrice de la précédente adaptation du roman en 1994, il est difficile de voir en ce choix vaguement politique les accents pionniers que Columbia Pictures et Sony voudraient nous faire avaler sur le tapis rouge des Oscars.


Que reste-t-il alors à Greta Gerwig pour marquer le coup ? Peut-être une vision, une audace qui serait d'enfin réviser ce texte profondément anachronique, traité sur les jeunes femmes d'un autre temps et leur assujettissement économique au mariage. Il y a bien une tentative d'en arriver là : Greta Gerwig, aussi scénariste, tente un timide twist méta autour du mariage de Jo, fière célibataire, laissant en suspend la question de la réalité et de la fiction. Mais en refusant de trancher complètement entre l'une ou l'autre de ces deux options, le film ne fait de cette décision politique et biographique (Louisa May Alcott n'a elle-même jamais été mariée) qu'un simple tour de manche un peu vulgaire. Il ne serait pas complétement fou qu'après un siècle et demi, Jo puisse enfin prétendre à la liberté matrimoniale qu'elle désire profondément, mais ce n'est apparemment pas Greta Gerwig, toute femme qu'elle est, qui lui la donnera — en tout cas pas complétement.


C'est bien le seul pari un peu fou du film. Le reste n'est qu'alternance de scènes de liesse sororale et de mélo sentimental bas-du-front, nappé presque constamment par la musique insupportable d'Alexandre Desplat. Les idées d'écriture et de mise en scène font toc : la superposition de deux époques (en réalité deux romans différents, Little Women et sa suite Good Wives, souvent édités ensemble mais écrits séparément) n'apporte que redondance et didactisme à une oeuvre littéraire qui n'en manque déjà pas. La photographie est au diapason : le passé, difficile mais heureux, est nimbé de soleil et de couleurs chaudes ; le présent, amer, de lumière crue sur nuances de bleu. Des ficelles triviales sont tirées avec une assurance atterrante et le film, souvent pompier, ne manque jamais de nous rappeler qu'il est persuadé de réinventer la roue avec ses deux idées et demi et ses dialogues benoîtement modernisés.


Les actrices elles-mêmes ne savent que faire de tout ça. Saoirse Ronan traverse vaillamment le film avec sa discrétion habituelle, Florence Pugh est formidable en jeune femme cynique mais absolument insupportable en pré-ado difficile (quelle idée de la laisser incarner un personnage de douze ans...) tandis que le reste de la distribution défile sans éclat en attendant juste que son tour soit passé. Timothée Chalamet, armé de son charisme d'huître, a le mérite de réveiller quelque chose d'une haine viscérale à l'encontre de son personnage imbécile de riche suffisant, mais ne suffit pas à insuffler une quelconque passion à un film qui parle constamment de sentiments torturés sans jamais parvenir à les illustrer. Chacun était en droit d'attendre mieux de Greta Gerwig, actrice formidable, mais réalisatrice encore trop académique pour son propre bien et celui de son cinéma.

ClémentRL
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le 15 févr. 2020

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