Les fraises sauvages... un titre qui, je ne sais pourquoi, m'a toujours fait rêver. Un peu déçu au visionnage. Et puis, on y pense, on lit des choses, et on réalise. C'est toujours comme ça avec Bergman pour moi : je pars d'un petit 7 et, une fois ma critique rédigée, je termine sur un bon 8. Vraiment le cinéaste par excellence qui n'en met pas plein la vue mais se diffuse lentement...


Après une scène d'introduction où l'on voit le vieil Isak à son bureau une chienne à ses pieds, affirmant sa misanthropie, le film commence justement par un rêve, absolument saisissant : cette rue déserte écrasée de soleil, cette horloge sans aiguille (qu'on reverra un peu plus loin), cet homme de dos qui n'a pas de visage (renvoyant à la montre sans aiguille) et se dégonfle telle une baudruche dès qu'on l'approche, ce corbillard dont une roue se casse et roule vers un Isak stupéfait, cette main qui sort du cercueil et agrippe notre héros, cherchant à l'entraîner. Le message est clair : Isak se croit vivant, en ce jour où il doit être honoré pour sa carrière de médecin, mais il est déjà mort. Il ne va pas vers la mort : il est déjà mort. Sens de l'horloge sans aiguilles..


Il décide alors d'entreprendre un voyage en auto, qui va être un retour sur sa vie, une vie nettement moins réussie que ne le laissent croire les apparences. Marianne, sa bru, l'accompagne. D'emblée - et la bonne avait déjà amorcé cette vision -, Marianne ne prend aucun gant pour lui signifier qu'il est à ses yeux un vieil égoïste : il l'a accueillie sous son toit sans se soucier des raisons qui la poussent hors de chez elle, il a accordé à son fils un prêt sans en attendre un remboursement, faisant mine d'ignorer que l'éducation qu'il lui a donnée ne lui laisse guère le choix. Cette thématique des apparences et de la réalité sous-tend l'ensemble du film.


Il faut noter que Bergman a coupé tout son de moteur dans l'habitacle de la voiture et supprimé tout impact de la route. Cela m'a beaucoup gêné sur le moment, mais à la réflexion c'est une superbe idée : on a la sensation de se retrouver à bord d'un vaisseau spatial, glissant dans l'air. Car c'est un bien un voyage dans le temps qu'Isak entreprend. Dès que la voiture est vue du dehors, les bruits de moteur réapparaissent.


Première halte à la maison familiale, première incursion dans le passé. Et autre grande trouvaille : Isak ne revoit pas son enfance mais... des scènes auxquelles il n'a pu assister, étant parti en bateau avec son père. Il les imagine donc, à présent témoin muet et impuissant, plus qu'il ne se les rappelle. On y voit la belle Sara se faire lutiner par son propre frère. On l'apprendra : le bon, le doux Isak, s'est laissé piquer son amour de jeunesse par le frivole mais audacieux Sigfrid. Par manque d'amour, là encore.


Isak est tiré de sa rêverie par une autre Sara, le double de l'autre, bien d'aujourd'hui, jouée par la même radieuse Bibi Andersson. Elle incarne la vie encore présente, et peut-être une chance pour Isak de se racheter. Elle est flanquée de deux gaillards plein d'énergie, l'un qui se destine à être pasteur, l'autre à être médecin. Sans doute les deux représentent-ils deux facettes de la personnalité d'Isak. D'ailleurs, lorsqu'au cours d'un repas ils se disputent sur l'existence de Dieu, Isak ne prend pas parti, observe cela avec une distance bienveillante. Lorsqu'à la fin du film le trio viendra chanter la sérénade à sa fenêtre, c'est une note d'espoir que distillera Bergman, tout comme l'image de Marianne venant l'embrasser dans son lit tel un enfant. Et enfin, l'image de ses parents pêchant au bord d'un lac, l'invitant à revenir vers eux. Isak, au terme de ce périple, aura réussi à se réconcilier avec lui-même, se rappelant le premier commandement du médecin : pardonner. Et d'abord à soi-même, puisque c'est son propre oeil que voit le médecin dans le microscope.


Mais avant de rentrer "au pays", Isak, tel Ulysse, aura dû affronter moult aventures car, après la scène rassurante du couple de pompistes qui lui renvoie une image sociale flatteuse, les épreuves de vérité vont se succéder : l'entrevue avec sa mère, dure comme lui, devant les yeux effrayés de Marianne qui a la sensation que cette sécheresse de coeur se transmet de génération en génération ; le couple qui se dispute, renvoyant à la fois à celui que formait Isak avec sa femme et à celui de son fils, Esvard, avec Marianne ; le deuxième rêve, où Isak est jugé devant la nouvelle Sara et ses amis assis sur des bancs, par un examinateur sévère, et déclaré incompétent dans ce qui semblait pourtant le dernier refuge du vieil homme, la médecine. A cette occasion, Isak assiste à une scène où sa femme se laisse posséder par un homme brutal, regrettant juste l'indifférence que cela suscitera à coup sûr de la part de son mari. Chaque fois, Isak pose sur ses scènes un regard consterné.
Il y a enfin une scène où il n'apparaît pas, si ce n'est par procuration, à travers son fils Edvard. Notons au passage que celui-ci à 38 ans, l'âge de Bergman au moment où il signe ce film. Comme toujours avec le cinéaste suédois nous avons affaire à une oeuvre largement autobiographique, qui doit faire le miel des psychanalystes (Bergman dira d'ailleurs que la scène de pêche finale était un geste envers sa mère). Edvard, le fils, donc. Lorsque Marianne lui annonce qu'elle est enceinte, même froideur terrible que chez Isak, qui semblera toutefois se dissoudre un peu à la fin, confirmant la touche heureuse que Bergman a souhaité donner à son film, pour conclure cette odyssée mémorielle.
Isak peut s'endormir, "comme un bébé", et peut-être faire enfin de beaux rêves. Rappelons qu'Isaac, dans la Bible, est l'enfant qui faillit être sacrifié mais que Dieu, au dernier moment, sauva, en retenant la main d'Abraham son père...

Jduvi
8
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le 12 mai 2020

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Jduvi

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