Comment filmer la violence ?


Quatre mots qui s’alignent et qui, à eux seuls, amènent d’innombrables problématiques. Pour bien des cinéastes qui tentent de s’y essayer, la violence occupe une place de choix dans le septième art et apporte avec elle des questionnements éthiques. En effet, comment se placer pour filmer cette dernière, sans pour autant tomber dans une forme d’obscénité ? Malheureusement, beaucoup de succès récents témoignent d’une prise à la légère de cette question, pourtant ô combien essentielle, et le cinéma moderne semble se diriger vers une banalisation, consciente ou non, de la violence.
Cependant, questionner l’effet pour mieux l’user est tout à fait possible et bien des auteurs y sont parvenu. Ainsi, un réalisateur comme Sam Peckinpah joue sur le découpage, le morcellement confus pour mieux exprimer le chaos qui naît de celui-ci, tandis qu’un autre comme David Cronenberg choisit de la représenter comme une extension du corps humain, et donc par extension, de la nature humaine.
De fait, la violence n'est plus superflue, mais devient un élément réflexif. Au sein de ces réalisateurs, un en particulier me paraît important à analyser, tant son approche sort du lot : Dario Argento, maître du giallo que l’on ne présente désormais plus, et Les Frissons de l’angoisse, un de ses manèges horrifiques les plus riches et qui représente parfaitement comment l’auteur ordonne cette vision de la violence.


Pourtant, au premier abord, Les frissons de l'angoisse semble souvent perfectible. Son rythme bringuebalant est mis à mal par des saillies humoristiques qui ne fonctionnent qu'à moitié et le script parvient tant bien que mal à donner l'épaisseur à son casting. Heureusement, passée cette première impression, il devient évident que toute la maestria de l'artiste italien ne provient pas de sa plume correct, mais de sa capacité à capturer une horreur crue et sans fards. En effet, là où beaucoup d'auteurs préfèrent prendre une certaine distance vis-à-vis des litres d'hémoglobines que leur objectif capture, Argento dénote en cela qu'il embrasse justement le gore et le filme au premier plan, dans une optique qui jusqu'au-boutiste.
Tel une funambule, son œuvre oscille constamment sur une ligne fragile entre moral et immoral. Ainsi, par son jeu sur la subjectivité, ses couleurs criardes, ses inserts sur les blessures ou autres plaies ouvertes, Les Frissons de l'angoisse adopte lors de la plupart des séquences de meurtres le point de vue du meurtrier. Un choix plus qu'osé, qui va animer inconsciemment le "ça" du spectateur, le défiant de prendre plaisir à assister à cette danse macabre, où les corps sont malmenés avec un plaisir à la limite du malsain.


Par conséquent, l'œuvre tend même vers un érotisme assumé, où chaque montée en puissance trouve son orgasme dans le meurtre, et tout le fétichisme qui tourne autour. Le couteau devient alors un symbole phallique évident (que l'on retrouve très souvent dans la filmographie de l'auteur), complétement assumé, et chacun des homicides parait autant être le résultat d'un trouble mental évident que celui d'une libido exacerbée, malade qui n'attend qu'à exploser. Encore une fois, Argento flirte avec l’immoral pour mieux nous mettre en face de nos propres pulsions. Confronté à tout cela, impossible pour le spectateur de s'échapper. Le cadre cloisonne ou isole, mais ne laisse jamais inactif notre regard, face à ce spectacle qui réveille les pulsions.
Les mouvements de caméra qui viennent briser ce stoïcisme participent eux aussi à jouer sadiquement avec les nerfs de l'audience, mais aussi avec ses attentes. Ainsi, durant le premier assassinat, la caméra envisage chaque partie de son espace comme un potentiel mortel, à l'image de ce couloir vide sur lequel s'attarde l'objectif et qui laisse logiquement craindre le pire. Argento déploie de la sorte une sorte de bac à sable, où le langage cinématographique devient un jouet que l'on peut tordre dans tous les sens pour provoquer une émotion intense chez l'audience.


Cet aspect permet d'apporter une forme de ludisme à l'œuvre toute entière. C'est au spectateur de deviner où et quand frappera la mort, mais aussi d'entrevoir la finalité de toute l’intrigue, celle-ci étant visible dès les premières minutes. En donnant toutes les clés à son public, le cinéaste choisit de construire avec lui un jeu du chat et de la souris. C’est une forme d’horreur presque récréative, que met donc en avant le cinéaste et, afin d'avoir le fin mot de l'histoire, il faut, à l'instar du protagoniste de David Hemmings, apprendre à voir au-delà des apparences.
Des apparences qui concernent autant le petit monde qui l'entoure que les formes d'art qu'il croise sur son chemin. En effet, Les frissons de l'angoisse suit la traque d'un meurtrier, mais se révèle aussi et surtout être un voyage au sein du monde de l'art. Théâtre, musique ou peinture cachent ainsi une part de la vérité et et c'est rejouant une scène cruciale, en écoutant la mélodie naïve d'une chansonnette enfantine ou en tentant de reconstruire l'image que l'on s'est faite d'un tableau que l'on pourra la déterrer.


Un beau discours, auquel on peut aisément donner une dimension méta fascinante, dans laquelle Argento se représente dans Carlo, tueur perturbé pour qui l'œuvre est le terreau de toutes les pulsions et les traumas.




Tu joues pour l’art. Je joue pour survivre.




La réplique lancée par celui-ci à son confrère prend alors une résonnance toute autre lorsqu'on le voit ainsi. Argento ne se montre alors pas comme un artiste qui crée par passion, mais comme un simple homme qui trouve dans le cinéma une manière de s'éloigner de ses mauvaises pensées. Un sous-texte qui est d'autant plus séduisant puisqu'il sera d'ailleurs repris et complétement avoué dans le non moins excellent Ténèbres, sorti cinq ans plus tard.


Que ce soit dans le sous-texte ou dans la mise en scène des Frissons de l'angoisse, Argento orchestre donc une démarche profondément originale, presque psychanalytique : exercer une étude de la violence pour en comprendre les causes chez l'individu qui l'exerce.
En poussant le giallo dans ses derniers retranchements, Dario Argento offre avec Les frissons de l'angoisse l'une de ses œuvres les plus abouties. En conjuguant une violence totale à un érotisme malsain, le cinéaste menace souvent de tomber dans l'obscénité, mais parvient à obtenir un résultat miraculeusement harmonieux, dans lequel il dissèque l'Art et le Mal pour mieux en comprendre les ficelles.


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PaulPnlt
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le 13 févr. 2021

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