Suivi d’une excellente réputation à Cannes, le troisième long métrage de l’argentin Damián Szifron débarque dans les salles françaises et entend bien vous renvoyer à l’état sauvage. Le film pourrait se résumer à une succession de contes (le titre anglais du film est Wild Tales) mettant en scène différents individus du XXIème siècle qui, sous diverses frustrations, pètent littéralement les plombs, renouant avec leurs plus anciens comportements primaires. Les Nouveaux Sauvages est un film à sketches sans répit et diablement efficace. A Cannes, Thierry Frémaux avait déclaré que le point faible des films à sketchs était l’inégalité rythmique des segments. Il distinguera Les Nouveaux Sauvages comme le parfait contre-exemple d’où sa nomination dans la compétition officielle. Difficile de ne pas tomber d’accord avec lui tant le long métrage argentin est un film réjouissant et complètement déjanté.


Après avoir dirigé quelques courts métrages, créer une série célèbre en Amérique du Sud et réalisé une comédie policière devenue culte en Argentine, Damián Szifron s’est lancé un peu malgré lui dans ce long métrage, partisan du pétage de plomb. Travaillant sur de nombreux projets à la fois, l’argentin pris néanmoins le temps de se défouler par le biais de l’écriture de plusieurs nouvelles. C’est en s’apercevant du lien de cohérence et de thématiques (barbarie, destruction, vengeance) entre elles qu’il eut l’idée d’en faire un film à sketches. Dans une société argentine où la corruption règne en maître, il faut voir dans Les Nouveaux Sauvages une sorte de film catharsis des défauts de notre société. Ce que le film met en évidence, c’est l’illusion de l’homme civilisé alors qu’un mince fil le sépare de la brutalité à l’état sauvage. Les situations mettent en avant une large part de cocasserie mais certaines font entrer en jeu le quotidien le plus banal. Devant un tel ressort comique et corrosif, il n’en fallait pas plus pour convaincre Pedro Almodovar et son frère de participer à l’aventure. Le réalisateur reconnaît que c’est ce qui a facilité les choses et permis -entre autres- son intégration dans la compétition à Cannes. Un public cannois qui n’a pas pu contenir toute sa bonne humeur tant la séance fût la plus agitée du festival, déclenchant rires et applaudissements à tout-va.


Pour l’anecdote, Cannes n’avait pas intégrer à sa compétition un film à sketchs depuis 1983 et Le Sens de la Vie des Monty Python. Plus de trente ans plus tard, c’est un argentin méconnu qui vient dérider nos zygomatiques. Six segments viennent appuyer le propos du film. Tour à tour, l’intrigue nous envoie dans les airs avec un aller simple en avion, un arrêt dans un dinner d’une route déserte, une confrontation entre deux conducteurs sur une route peu fréquentée, une fourrière injuste, chez un riche couple entouré de gens corrompus et lors d’un mariage voué à l’anarchie la plus totale. Il y a assurément du Coen dans tous ces récits. L’incongru pénètre le quotidien de tous ces personnages dépassés par leurs actes. Il y a là un plaisir viscéral à voir ces individus sortir violemment de leur gond. Fatigués de contenir toute leur rage, ces personnages vont imploser comme n’importe lequel d’entre nous a déjà pu l’imaginer. On ne va pas se mentir. Tout le monde a déjà ressenti cette pulsion de s’emporter violemment et de tout faire exploser. Les grands changements viennent des petites choses. Cet adage pourrait se prêter ici tant les situations initiales ne donnaient pas à penser qu’il y aurait un tel déchaînement. Une contravention, un adultère révélé, un client malpoli, un conducteur peu courtois, une administration. C’est ce genre de petites choses qui au XXIème siècle est capable de renvoyer l’homme à son stade le plus animal. Ce qui est extrêmement intéressant avec ce film, c’est que les spectateurs qui jubileront devant ce spectacle ne sont -au fond- pas si différents des personnages dont ils se gaussent. La seule différence avec nous, c’est qu’eux passent à l’action. Ils iront jusqu’à faire s’écraser un avion, tuer un homme, déféquer sur un pare-brise, faire exploser une fourrière, corrompre la justice ou mettre un terme radical à une fête de mariage. Du pétage de plomb à l’état pur qui n’aura jamais été aussi jubilatoire !


Pas besoin d’être un fin critique du cinéma pour s’apercevoir que tous les acteurs du film donnent des prestations remarquables. Sans un seul faux pas, il y a dans Les Nouveaux Sauvages une direction d’acteurs remarquable. Indispensable pour un casting majoritairement méconnu du public européen, même si certains cinéphiles reconnaîtront quelques têtes. Notamment le génial Ricardo « Bombita » Darín, vu dans El Chino, Dans Ses Yeux ou récemment Elefante Blanco. A ses côtés, deux autres têtes que vous auriez déjà pu croiser : le conducteur Leonardo Sbaraglia dans Red Lights de Rodrigo Cortés et El Campo, ou la mariée hystérique Erica Rivas vue dans le Tetro de Coppola. Pour un film aussi fêlé, il n’en fallait pas moins qu’une mise en scène énergétique. Très occidentalisé, l’enchaînement des plans lui confère une légère aura de publicité mais témoigne d’un sens très précis du cadre. Chaque plan est soigné et le montage se révèle magnétique. Il y a un vrai travail d’images et de mise en scène qui confère au film un ton jeune et révolté, aidée par la composition sonore de Gustavo Santolalla.


Mais si la séance de ces Nouveaux Sauvages fût la plus acclamée au Festival de Cannes, il faut reconnaître qu’elle a également fait grincer quelques dents. Son absence totale au palmarès final témoigne du mépris du jury à l’encontre de ce petit bijou d’humour noir alors qu’il aurait très bien pu concourir à minima pour le Prix du Meilleur Scénario. Si Les Nouveaux Sauvages comporte quelques segments déjà-vus (le mariage qui tourne mal, la fourrière qui s’acharne sur un citoyen), voir leur trame poussée à son paroxysme est un exutoire tout ce qu’il a de plus jouissif. Si l’humour est la véritable force du film, un segment laissera néanmoins l’audience sur un certain malaise. Il s’agit de l’avant-dernier intitulé La Propuesta. Le fils d’un couple très aisé écrase malencontreusement une femme enceinte et prend la fuite. Si l’humour corrosif réside dans la négociation entre le riche père, l’avocat véreux, le jardinier bouc-émissaire et le procureur corrompu, il s’agit au fond d’un segment dramatique témoignant d’une justice pourri jusqu’à l’os et dont les conséquences peuvent être terribles comme en témoigne cette dernière image glaçante. Un certain embarras s’empare de nous dès la fin du segment mais se voit contrebalancé par le segment final (Hasta que la muerte nos separe) complètement déjanté qui vire en feu d’artifice. Une très bonne note de fin qui rééquilibre la tendance du film.


Les Nouveaux Sauvages sonnait un peu comme la récréation du Festival de Cannes, dans une compétition qui faisait la part belle aux drames psychologiques, parfois somnolent (Winter Sleep me brûle les lèvres). Humour ravageur, morale décapante, ce long-métrage a tout du film absurde et maîtrisé qui s’assume complètement. Le genre de films trop rares qu’on aimerait voir plus souvent en salles. On retrouvera très vite le réalisateur argentin puisqu’il est déjà annoncé sur trois autres projets, un film romantique ; une œuvre de science-fiction jugé ambitieuse et un western anglophone. Avec sa récente nomination à l’Oscar du Meilleur Film étranger 2015, vous n’avez pas fini d’entendre parler de Damián Szifron.

Créée

le 20 déc. 2014

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Kévin List

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