À peine le nom de Dostoïevski fut cité sur le livret de présentation du film, à peine au bout de quelques secondes de Visconti l'eus-je oublié. Je ne connais ni les nuits russes, ni les nuits italiennes, je sais tout juste ce qu'est une nuit blanche ; j'arrivai sur ce quai de cinéma comme Mastroianni lui-même sur celui de son canal, désemparé et solitaire, (si je n'étais accompagné, au cinéma — au début du film l'acteur lui-même apparaît dans un groupe qu'il quitte immédiatement,) se laissant aller dans le cours de cette histoire, l'esprit flâneur et l’œil attentif aux beautés. Le noir et blanc embaume les premières déambulations nocturnes du personnage principal dans une ambiance lourde et sombre comme de l'encre, et nous nous sentons très vite sous le charme de ce pauvre Mastroianni, sorte de Gérard Philipe-Monsieur Ripois italien (presque) quarantenaire mélancolique génial de banalité qui cherche un peu d'amour et d'occupation.

Les Nuits blanches est un film qui s'installe, prenant le temps de dévoiler les points de vue que découvrent son personnage, à la fois naïf et séducteur, errant et opiniâtre. Une part filmée de son quotidien ajoutent du concret au réalisme recherché par le film — et quoi de mieux que le réalisme pour donner du crédit aux situations ? —, et il nous semble d'autant plus proche du réel quand nous découvrons une vie d'habitué de l'hôtel dont la femme de chambre, quinquagénaire, grincheuse et clope-au-bec qui lui sert presque de mère adoptive, rouspète devant ses mauvaises habitudes de célibataire endurci. Visconti nous laisse des repères qui nous sont familiers, en contrepoids de l'abracadabrante romance racontée par Maria Schell que poursuit (harcèle) Mastroianni quand il la voit errer comme lui sur les quais obscurs. La balance d'un cinéma comme celui-là est utilisée comme elle doit l'être, joignant deux beautés : celle de la vie quotidienne et des péripéties dans lesquelles nous pouvons nous retrouver et celle des histoires fictives improbables et romanesques. Et quelle meilleure idée Visconti, suivi de près par le titanesque Nino Rota, aurait-il pu avoir que de filmer la ville (qui ne semble pas connaître d'autre vie diurne que celle des matinées douloureuses) dans l'étrangeté de ses nuits, aussi folles et ardentes qu'elles peuvent être douces et mornes, pour nous raconter la rencontre de Maria Schell et de Marcello Mastroianni — quand le spectre de Jean Marais hante la première et trouble les ambitions du second ?

Car Jean Marais est là, tendu et sombre, fantôme perdu dans la mémoire d'une jeune femme naïve et, admettons-le, peu attendrissante, à gémir en continu et à se préserver pour une chimère. La beauté de la ville installe dans ses malheurs égoïstes un joli tableau de vie, à la fois de misère et d'effervescence, dans lequel elle et son amant perdu semblent n'être que des spectres, en dépit des efforts du bon Mastroianni qui se démène pour plaire et donner un sens à sa vie banale, que la jeune femme et sa fable ont bousculé. Histoire d'amour étrange, où l'attente et la cruauté (les vraies, osons le dire, lancinantes) ont toute leur place. Entrelacs d'épines cachés dans la neige et les rues étroites, l'humidité du canal, l'odeur de tabac froid de l'hôtel et l'antre écrasante au bois verni où se perdent relents d'alcool et de cire des bougies (ainsi que la meilleure scène du film) : un patchwork de sensations se dégage d'une pellicule en noir et blanc et là est le vrai miracle du film. Tout semble flotter, planer, par les plans de Visconti, comme dans une ambiance de scène romanesque réaliste (et pourtant je n'y ai pas pensé sur l'instant : le romanesque a installé la vie et l'immersion) : j'ai découvert, avec le recul, un très grand talent d'adaptation qui sait puiser dans des qualités d'écriture une vraie richesse de cinéma — tout en oubliant le jour même qu'il s'agissait d'une adaptation !

Il est une chose à rendre à ce film, en plus de nombreuses choses belles ou improbables qui trahissent le goût de la simplicité (quitte à endormir un peu, le film rythme difficilement sept quarts d'heure de déambulations) et de l'observation des citadins de la nuit, reste la dureté de la vérité et des désillusions, qui s'abattent jusque là où on n'y croyait plus. Mastroianni, prétexte à promenades et à romances sans vie, est aussi l'Atlas errant qui soutient, avec bonté (ainsi que la pointe nécessaire et humaine d'intérêt), le poids des ennuis de quelqu'un d'autre puis les siens, en repartant, certainement pas seul, vers la suite de sa propre triste histoire quand celle des larmes et des vrais-faux espoirs s'achève. La vie des autres n'a jamais été la sienne, ni celle du spectateur écrasé, endormi, las, attendri ou je ne sais quoi d'autre qui n'a fait que passer dans celle d'un personnage fictif.
Aloysius
7
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le 27 avr. 2013

Modifiée

le 6 août 2013

Critique lue 420 fois

2 j'aime

Aloysius

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