"Les Oiseaux arrive, Les Oiseaux est là !" annonçaient à grands cris les affiches de 1963, après que le festival de Cannes ait provoqué l’évènement en s’ouvrant sur ce cataclysme. L’histoire a maintes fois prouvé que le génie d’Hitchcock relève d’une sainte Trinité. Génie de la mise en scène, du commerce, de la publicité : trois génies qu’on rencontre le plus souvent isolés, presque jamais réunis. Son exceptionnelle carrière a connu une acmé artistique qui s’est formalisée en trois films réalisés coup sur coup : Vertigo, La Mort aux Trousses, Psychose. Le dessin aurait été parfait si Les Oiseaux n’était venu le compléter et transformer le triangle d’or en carré magique. Mais cette fois, terminés les leitmotivs du secret, de l’échange, de la captation et autres miroirs aux (gentilles) alouettes. L’auteur anticipe et déchaîne le jugement dernier, portant l’accusation la plus grave contre une civilisation matérialiste à laquelle il n’accorde que peu de chance avant la catastrophe. Comme Melanie Daniels, ce bel oiseau dans une cage dorée, on brise trop souvent, par inconscience, lubie, indifférence ou plaisanterie, des vitrines derrière lesquelles sont contenues des forces redoutables que l’on ignore et qui soudain déferlent par la brèche ouverte. "Sorcière ! Vous êtes le mal !", crie une femme paniquée à l’héroïne. Lancée face caméra, l’accusation s’adresse au spectateur, de qui paraît venir la gifle reçue par la malheureuse. Pour formuler son réquisitoire, le cinéaste répond à quelques questions simples. Que se passerait-il si nos frères les oiseaux n’avaient pas l’âme franciscaine ? Si, excédés par des millénaires d’esclavage et de vexation, ils débarquaient de leur république lointaine, de ce Coucouville-les-Nuées pressenti par Aristophane, pour lancer contre les humains des représailles massives ? Si ces millions et millions de passereaux, strigidés et autres columbiformes, êtres pacifiques et insaisissables avec qui l’on vit depuis toujours en harmonie, décidaient un jour de crever les yeux de tout le monde ? Alors le royaume des aveugles prophétisé par H.G. Wells n’aurait plus rien d’une chimère.


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Débutant à la manière d’un andante plaisant, gracieux, charmeur, Les Oiseaux se fait d’une simple modulation plus grave, étrange, préoccupant. Soudain éclate un allegro vivace, vorace, rapace, qui lui-même s’alourdit de résonances oppressantes. Il s’achève sur l’un des points d’orgue les plus terrifiants que l’on puisse imaginer. La mélodie se compose de couleurs diaphanes et vaporeuses, des bleus, des beiges et des verts aux pouvoirs de séduction souverains. Pour rester dans la référence à la totalité de l’œuvre hitchcockienne, le film est aussi un Vertigo dont la charge affective aurait été estompée, rendue à la pureté un peu froide de l’Idée — l’inexorabilité de l’événement y primant sur les états émotionnels. Ou bien un Psychose dont la signification aurait évolué jusqu’à s’incarner en une pure abstraction symbolique. Clos sur lui-même, lisse et sans faille comme l’œuf de Brancusi, il est pourtant nourri de sens jusqu’à profusion. S’agit-il de la description clinique de faits exceptionnels ? À travers ce cas particulier, le récit développe-t-il une allégorie de la menace, une parabole qui aurait valeur d’avertissement ? Est-ce une création où l’auteur dévoile son imaginaire à l’état brut, débarrassé de ces latences dont la recherche fait les délices de l’amateur ? Ou bien un conte surnaturel au premier degré, qui verrait une sorcière blonde (et gauchère) quitter un monde d’apparences aisées, apparemment poussée par un caprice que lui permet son rang social, mais secrètement dépêchée par de malveillantes et ténébreuses puissances, guidée par elles à seule fin déclencher le grand maléfice ? La richesse du propos est telle qu’elle en devient peut-être, au-delà du foisonnement des lectures possibles, son sujet même.


La manifeste inégalité de ton et de volume entre les deux parties du film est bien sûr très concertée. Melanie, charmante enfant gâtée, incapable de résister à la moindre impulsion, se rend donc au début chez un oiseleur. Si on la siffle, elle se retourne. Une rencontre ? Elle joue le jeu, devient active, enquête, pousse le marivaudage dans une autre direction. Le piège se referme : le voyage vers Bodega Bay est, comme ceux de Scottie vers la Mission Dolores ou de Marion vers le motel Bates, aussi irréversible que le temps. La destination a beau se situer à quarante miles de San Francisco, c’est le bout du monde, l’endroit que la tragédie a élu pour théâtre de son unité maléfique. Tout pourtant y semble calme : jade des prairies, azuré des flots. La petite sœur de Mitch s’appelle-t-elle Alice ou Louise ? Le postier est serviable, malgré sa mémoire défaillante. Annie, la séduisante institutrice, occupe ses loisirs en jardinant. Un peu hostile envers l’étrangère qui s’intéresse à son ex-amant, mais résignée. La maison des Brenner, au fond de la baie, s’élève toute blanche au milieu des grands arbres. La longue exposition des Oiseaux, qui fait tant trépigner d’impatience les grincheux et les étourdis, est superbe. Qu’Hitchcock témoigne d’un tel don du lieu, qu’il fasse éclore d’inexprimables frissons par le rapport d’une démarche et d’un décor, suffit à le désigner comme un incomparable peintre du sensible. Après les frémissements oniriques de Vertigo et le réalisme fantasmagorique de Psychose, il retrouve dans le trouble d’un visage ou la rétraction soudaine d’un regard les secrets d’un charme noir disparu depuis Murnau. Traits d’humour, longs bavardages, pittoresque cheptel d’une petite bourgade ne manquent pas, ni les rappels au second degré de l’œuvre antérieure, figures-talismans s’imposant à lui de façon obsessionnelle. On reconnaît le grand fils que couve maladivement la mère gouvernante sevrée d’amour conjugal, mais aussi le transfert de sentiments entre Annie et Melanie, souriantes rivales. Chaque personnage est suffisamment caractérisé pour ne pas perdre en densité psychologique ce qu’il gagne en vérité d’archétype. Sur ce microcosme d’humanité enfermé dans ses problèmes vont s’abattre les premiers coups du fléau. Après quelques attaques sporadiques, dans une escalade de violence, mouettes et corbeaux emporteront la place.


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L’architecture du film crée un système de répercussions et d’échos grâce auquel le prélude donne au dernier tiers son relief et son sens. Sur le plan dramatique, il produit l’attente indispensable à la force de concussion du final. Il impose jusqu’au malaise, par des modes familiers d’abord (la volière), puis par des signes avant-coureurs discordants (le piqué brutal du goéland sur le front de Melanie, les poulets qui refusent de manger leur grain, l’oiseau mort contre la porte d’Annie), la présence de plus en plus furieuse des agresseurs. Il introduit un lien presque magique de cause à effet entre le hasard et la fatalité, entre la visite de l’héroïne et le lieu de l’offensive : une femme porteuse d’oiseaux captifs devient malgré elle l’émissaire de la malédiction — quand bien même le couple de petits perroquets semble avoir le pouvoir protecteur d’une amulette. Sur le plan poétique, il permet par cette irradiation des visages, des gestes, des objets que détaille un Hitchcock flâneur, par ce luxe calme du cadre côtier si bien rendu par l’objectif de Robert Burks, d’installer un climat de sérénité trompeuse, de charme paradisiaque, contrepoint ironique et lénifiant à l’amertume de la morale. Il aménage surtout une série de métamorphoses ou de rimes entre les oiseaux prisonniers et les essaims déchaînés, entre les inséparables encagés par les hommes et les amoureux traqué dans leur gîte. Sur le plan philosophique enfin, il accuse la disproportion entre les palabres futiles en qui se concentrent, sous des apparences attrayantes ou anecdotiques, les tares de l’humanité (frivolité, égoïsme, volonté de possession, cruauté), et la brièveté du châtiment qui les renvoie en quelques battements d’ailes à la peur et au néant, avec la bénédiction de l’auteur.


La donnée qui fonde la fiction est immédiatement acceptée, sans ébauche d’explication rationnelle ou pseudo-scientifique, sans que son mystère ne soit jamais éclairci. Comment de gentils volatiles, si craintifs, si inoffensifs, chantés par les lyres des poètes, pourraient-ils vouloir du mal aux hommes ? Le discours de la vieille ornithologue sceptique est suffisamment clair. Les protagonistes ne réagissent pas à la réalité mais au terme oiseau, qu’ils identifient à sa définition. Parce qu’ils confondent le nom et la chose, ils subissent les conséquences fatales de la logique traditionnelle, illustrant de manière limpide la célèbre formule selon laquelle la carte n’est pas le territoire. Rien d’étonnant à ce que les oiseaux s’en prennent constamment aux mots : étouffant le cri d’horreur dans la gorge de la mère, coupant les lignes téléphoniques, obligeant les humains par leur présence à d’infinies précautions (silences, marches prudentes, chuchotements). Inversement, une exaspérante chanson d’enfants les fait s’assembler, et c’est le bruit de pas des élèves qui provoque leur attaque. Seul Mitch comprend qu’il faut agir au lieu de parler : plusieurs fois il enjoint de se taire à ceux qui l’entourent. Il sait que les oiseaux sont là pour l’imposer, mais qu’ainsi les hommes se voient accorder leur dernière chance de survivre. À la fin toute parole s’est éteinte, mais il semble aussi que jamais mot n’ait été prononcé. Tout simplement parce que l’on ne sait pas encore si l’on est devant la renaissance d’un monde où tout soit encore à dire, ou au bord de la science-fiction, quand il n’y a plus de place pour la voix humaine.


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Les Oiseaux est, si l’on a des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, un cœur pour sentir, un film admirable, qui entraîne doucement mais irrésistiblement des rivages quotidiens vers les domaines lointains et retrouvés du fantastique. Hitchcock sait que ce genre agit comme révélateur d’attitudes multiples (de l’inconscience à la lâcheté ou à la solidarité). Ainsi Melanie, encore plus belle dépeignée, se montre courageuse et responsable ; Mitch abandonne ses sarcasmes ; Lydia murmure à la prétendante risquant de lui enlever son fils ne pas encore savoir si elle l’aime ou non. Le badinage auquel s’adonne l’héroïne attise les troubles d’un désir sexuel inconscient dont elle est à la fois sujet et objet, et qui semble s’accorder à l’évolution du comportement des oiseaux. Car l’œuvre est de manière translucide celle de la métaphore, du fantasme, jusque dans ses aspects les plus cachés et les plus déviants. Lorsque Melanie, prise d’un accès de curiosité excessive, s’aventure dans le noir du grenier, c’est la phobie du viol qui soudain prend forme et lui fait subir les pires outrages. Parce qu’il joue avant tout sur l’identification, un tel cinéma n’existe que par le public qui le vit et le tremble. Le halo d’immatérialité entourant les femmes hitchcockiennes (et Tippi Hedren les résume toutes, de Grace Kelly à Kim Novak) déploie un véritable piège à cristallisations et déplacements mentaux dont la pleine puissance opératoire n’est atteinte que par une maîtrise absolue de la mise en scène. Or la sûreté du rythme, la science du montage (culminant dans la scène de l’incendie, traitée par flashes quasi surréalistes), la précision des mouvements d’appareil, le sens diabolique du dosage des effets attestent bel et bien d’une virtuosité sans égal. Ainsi l’enchaînement méticuleux des plans ordonne-t-il le regard anxieux du spectateur et décompose la stratégie des oiseaux avant l’assaut : d’abord une corneille sur la cage à écureuils, puis deux, cinq, dix, cent, nuée de malheur fondant bientôt sur les écoliers. La rébellion irrationnelle de la nature se traduit par des visions chaotiques, des fulgurances inouïes, d’hallucinantes plongées. Finis les regards supérieurs de l’homme, c’est lui qui à présent est vu de haut, enfermé (dans un snack, une cabine téléphonique, un cottage), asservi à la suprématie vengeresse des volatiles. Aucune musique pour graduer le crescendo, mais une cacophonie de piaillements, de criailleries et de croassements toujours plus forts et hystériques, qui s’insinue dans la tête jusqu’à la rendre folle. Le dernier acte dans la maison retranchée, coupée de l’extérieur, dérisoirement protégée par quelques planches clouées aux fenêtres, domine les scènes de siège et d’attente angoissée qui, de La Nuit des Morts-vivants de Romero à Signes de Shyamalan, lui devront tant. Il visualise surtout une hantise eschatologique universelle, l’inexorabilité d’un cauchemar qui s’amplifie jusqu’aux bornes de l’Apocalypse, sans havre et sans réveil. Par sa lueur lugubre de fin du monde, l’aube sur laquelle s’achève le récit s’avère plus inquiétante que tous les crépuscules. Une mer d’oiseaux indifférents au sort des rescapés s’étend à perte de vue, immensité d’ailes repliées mais encore frémissantes, figées sur le fil d’une obscure imminence : vainqueurs du combat, désormais maîtres de la terre. Sous un ciel plombé de nuages noirs, la voiture s’éloigne lentement, s’enfonce au cœur de la menace et s’y engloutit, faisant entrer le présent dans l’inconnue d’un futur indéfini. Fin ouverte d’un suspense flamboyant, occulte et métaphysique, après lequel il est impossible de regarder un piaf du même œil.


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le 4 sept. 2022

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