Le devoir de mémoire ne doit pas se contenter de celle des vainqueurs

Under Sandet, écrit et réalisé par le danois Martin Zandvliet, est l'anti-thèse du film Hollywoodien tire-larme, patriotique et pompier. Dans un style épuré caractéristique des films germaniques et scandinaves, rappelant le Stalingrad de l'allemand Joseph Vismaier sorti en 1993, ou le plus récent Frères ennemis du finlandais Elmo Nüganen en 2015, ce film narre l'authentique et inhumaine gestion des mines enterrées sur les côtes danoises pour former un glacis défensif au nord du Reich, ce dernier craignant un débarquement allié.


Le propos de départ est d'une simplicité glaçante. Deux millions de mines sont enterrées, deux millions de mines sont à neutraliser. Il est hors de question de faire mourir de faire mourir à cette tâche ô combien dangereuse le moindre danois, ce sont donc les prisonniers de guerre allemands qui y seront affectés. A cela près que ces allemands, les derniers recrutés par un Reich à l'agonie, sont quasiment tous des adolescents, que les danois et les alliés en garnison ont une rancune tenace et violente , cette campagne de déminage va coûter la vie ( ou l'intégrité physique) à près de la moitié des 2000 prisonniers mobilisés en violation totale des conventions de Genève (celles de 1929 qui établit dans son article premier que l'ennemi sera traité avec humanité et soigné, sans distinction de nationalité, par le belligérant qui les aura en son pouvoir, et donc sous entendant que tout prisonnier de guerre doit être humainement et correctement considéré ). Agressions en tout genre (physique, mentale, sexuelle), humiliations, mépris de la vie humaine (le film laisse entendre qu'il y eu volontiers des exécutions sommaires sous le regard complice des officiers alliés), le Danemark affronte ses errements au sortir d'une guerre qui lui aura coûté 3200 vies.


Doit on voir dans les crimes commis par les danois le ressentiment de l'occupation, ou un zèle voué à exorciser les démons d'un pays dont 6000 jeunes s'étaient enrôlés dans la Waffen SS poussés par 1500 d'entre eux issus de la minorité allemande danoise. Pourtant le Danemark a su pendant la guerre ne pas céder à la facilité de la collaboration avec l'ennemi. La résistance y fut particulièrement active, obligeant l'Allemagne a faire tomber le gouvernement royal en 1943. Les juifs danois furent protégés et même évacués de nuit en Suède en octobre 1943 pour sauver 7000 d'entre eux en traversant l'Öresund (seulement 7% de la population juive danoise a été déporté, contre 25% en France). 900 civils ont été tués pendant la guerre, à ceux là s'ajoutent 850 résistants. Ainsi 26% du total des morts danois pendant la guerre furent des résistants. En comparaison les résistants français tués représentent (estimation haute) que 7% des pertes de la guerre. Si le Danemark a beaucoup moins souffert humainement en terme de pertes (peu de bombardements, et une occupation moins féroce avant 1943), et que ses mouvements résistants ont concernés une moindre part de sa population que dans bien d'autres pays, paradoxalement les danois se sont amplement plus sacrifiés dans l'effort de résistance. Une résistance qui s'est principalement développé dans les derniers 18 mois de la guerre, quand le gouvernement fut balayé par l'occupant, indice d'une mortalité considérable dans les rangs de la résistance danoise, en peu de temps de conflit. C'est peut être dans ces éléments qu'il faut rechercher la clé du comportement danois après la libération, un mélange de rancœur, d'amertume, de culpabilité peut-être, expliquant l'effroyable violence subie par les prisonniers de guerre allemands, une haine viscérale.


Au milieu de ce marasme et cette entreprise de mort, le salut vient de l'humain. Abîmé, brutal, rustre, antipathique au possible, le sergent Rasmussen choque d'emblée par son comportement et son apparente haine envers les gamins dont il a la responsabilité. Mais ces gamins, justement, ne sont pas les hommes qu'ils attendaient, ne sont pas les rugueux soldats de la Wehrmacht qui traquaient la résistance danoise, mais leurs jeunes frères, voire leurs fils, chétifs, à peine pubères, flottant dans des uniformes crasseux, derniers combattants d'un Reich militairement exsangue. Que faire quand on envoie à la mort non pas des bouchers mais des enfants qui pleurent leur mère, des frères jumeaux à qui on donnerait même pas 16 ans, un officier allemand qui semble en avoir à peine 20.


Ces enfants que l'armée danoise rationne, ne nourrit pas, ou si peu, vomissant sur les mines qui menacent de les pulvériser à chaque faux mouvement. Or, dénutris, les mains tremblent, la lucidité s'évade, et commence le concert macabre des détonations annonçant çà et là un mort, ou un corps vivant déchiqueté, atrocement. Forcément le tableau écœure, mais il éveille, aussi. Le sergent Rasmussen, tout en participant aux crimes danois, s'attachant à ces gosses au fil du métrage, malgré sa tenace défiance et une brutalité de chaque instant, noue le dialogue, à reculons certes, avec l'un de ses "gamins". Une relation s'établie, presque filiale, malgré les réticences et la défiance, c'est là une lueur d'espoir, celle d'un possible rapprochement des hommes, à défaut de parvenir au pardon.


Alors qu'en 2013 était célébré le fameux franchissement de l'Öserund qui permit de sauver une grande part de la population juive du royaume, ce même pays mettait en chantier un film à charge, violent et sans appel pour exorciser le comportement allié d'après guerre. Une œuvre acclamée par une standing ovation au festival international de Toronto, l'un des plus prestigieux, sélectionné au festival du cinéma indépendant à Sundance, il reçut à l'équivalent des césars danois, les prix du meilleur film, du meilleur acteur, et du meilleur second rôle. Preuve s'il en faut que dans certains pays le devoir de mémoire n'est ni sélectif, ni à dessein, mais épouse une véritable entreprise d’humanisation d'une guerre qui poussa les belligérants à nier jusqu'à l’humanité de ses prisonniers.


8/10 pour un film lent, épuré, mais ô combien important.

A3T1U5
8
Écrit par

Créée

le 27 sept. 2016

Critique lue 1.4K fois

6 j'aime

A3T1U5

Écrit par

Critique lue 1.4K fois

6

D'autres avis sur Les Oubliés

Les Oubliés
Behind_the_Mask
8

Eau, mines et râles

Il est fascinant de constater la vitesse avec laquelle l'opprimé, que l'on vient de libérer, affirme sa toute nouvelle supériorité, dont il jouit avec délice, quand son occupant est mis à genoux. En...

le 24 mars 2017

36 j'aime

5

Les Oubliés
Nomenale
9

Ceux qui ne savent plus rire

D'abord il y a un homme que l'on a envie de détester. Quoi que. Il y a ce sergent qui passe en voiture, remontant une colonne de soldats allemands vaincus quittant son pays, et qui subitement...

le 5 mars 2017

22 j'aime

2

Les Oubliés
Francis-San-Marco
10

A Story of Brondby

Après réflexion de plusieurs mois, je décide de modifier ma critique, car je n'ai pas tout dit sur ce film. Pour commencer le contexte : Ce film nous parle de l'après - guerre, quand des centaines de...

le 27 mars 2017

17 j'aime

6

Du même critique

Les Oubliés
A3T1U5
8

Le devoir de mémoire ne doit pas se contenter de celle des vainqueurs

Under Sandet, écrit et réalisé par le danois Martin Zandvliet, est l'anti-thèse du film Hollywoodien tire-larme, patriotique et pompier. Dans un style épuré caractéristique des films germaniques et...

le 27 sept. 2016

6 j'aime

Tomiris
A3T1U5
7

Auri sacra fames !

Quand un film sur la "civilisation des nomades" a le bonheur de nous parvenir, ne boudons pas notre plaisir d'autant que le morceau d'histoire ici ré-interprété (plus que fidèlement retranscrit) est...

le 3 janv. 2021

4 j'aime

Le Duel
A3T1U5
6

Eloge de la lenteur

L'appréciation du rythme d'un film appartient à chacun. The Duel est tout sauf un western nerveux, bien loin de l'aspect clip et cliché de Mort ou vif (1995) de Sam Raimi, mais bien plus proche de...

le 23 août 2016

4 j'aime