Il n'y a encore pas si longtemps j'aurais pu croire que les critiques les plus difficiles à écrire étaient celles des oeuvres qui nous procurent une révulsion telle qu'on soit forcé à faire sortir celle-ci, à l'éjecter de sa boîte crânienne. J'aurais été insouciant d'oublier à quel point il est possible d'être marqué par un film sans avoir de quelconque indice préparant au choc.


Aussi je pourrais me contenter de dire que j'ai aimé Maynila bien plus que de raison, à un point tel que j'achève aujourd'hui mon troisième visionnage en deux mois, après deux passages au cinéma, et que, entre autres choses, parce que je pourrais digresser ainsi presque indéfiniment sur le sujet, j'éprouve depuis deux mois des difficultés à retrouver une véritable soif de cinéphage - si je puis m'exprimer ainsi. Jusqu'à douter de la globalité de mes quelques références accumulées jusque-là et abandonner partiellement senscritique sans vraiment en éprouver de remord.


Je pourrais, ou plutôt, j'aurais pu, donc, me contenter d'écrire cela dans une brève et futile annotation qui m'aurait rappelé le caractère dérisoire d'à peu près tout ce qui existe, mais peut-être en fin de compte ne le pouvais-je pas puisque je me sens ici forcé manifestement de faire mon auto-diagnostic psychologique au travers d'une critique. Autrement nommé besoin de comprendre ce qui fait de facto que le film me paraisse être un chef d'oeuvre et pourquoi Lyusan le voit comme tel (non je ne suis pas de la famille de JCVD).


J'ai toujours eu tendance à, sans fuir pour autant les mélanges, apprécier les films appartenant à des genres bien définis. Parce que c'est par la définition qu'on peut identifier les codes et situer l'oeuvre par rapport au genre dans lequel elle s'inscrit. Il m'est déjà arrivé d'être gêné par un trop grand mélange de tonalités et de codes qui brouille les pistes et ressemble davantage à un fourre-tout qu'à quoique ce soit de cohérent.


Ici, inversement, Maynila ne se définit pour moi dans le genre principal dans lequel le film s'inscrit que par l'interprétation. C'est à dire qu'il y a tellement de composantes qu'on peut fatalement subjectivement voir le film comme un fourre-tout, sauf que c'est certainement le fourre-tout le plus équilibré et consistant que j'ai vu. J'aurais tendance à considérer l'oeuvre comme un mélodrame, mais on peut tout aussi bien y voir un film avant tout politique, ou avant tout tragique, ou avant tout une chronique sociale, ou même - et ce, légitimement - comme un film traitant avant tout de spiritualité, et plus précisément de foi chrétienne. Et toutes ces interprétations sont légitimes, justes, et en vérité, concomitantes.


Il suffit de faire un tour sur les quelques bribes d'analyses du film trouvables sur le web qui considèrent pour certaines que le mec à l'air morne dont vous pouvez pourtant voir le visage en gros plan sur l'affiche n'est même pas le personnage principal, mais qu'il se fait voler la vedette par.. la ville de Manille elle-même, eh oui, rien que ça.


Le plus amusant dans tout ça c'est la catégorisation de Manille : Dans les Griffes des Ténèbres sur Senscritique, qui inclut les genres Drame et Mystère. Vous vous dites que c'est un détail, que ça n'a rien à faire dans une critique, que c'est pas très important. Pour ma part je trouve ça amusant parce qu'une part ça montre bien à quel point Mystère est un genre cinématographique indéfini, peut-être même inexistant ou imaginaire, car d'autre part, ce film n'a rien de mystérieux. Preuve en est que si vous cherchez les qualificatifs de genre pour Maynila sur n'importe quel autre plate-forme recensant des films, vous ne trouverez jamais ça ailleurs ni même un équivalent. Il n'y a que le Drame qui tienne.


Mais cette différence, cet accident proprement senscritiquien, est parfaitement démonstratif de l'impossibilité de ranger Maynila dans des cases réellement existantes. Cette notion de mystère existe ici par volonté de nuancer la tonalité du film. Car oui, on assiste à une quête de l'être aîmé qui apparaît progressivement comme infinie, comme un fantasme, comme un fantôme du passé semblant destiné à n'apparaître que lors de flash-backs teintés d'un onirisme certain. C'est par là que Maynila déborde les frontières d'un simple drame.


C'est certainement sur ce plan que Lino Brocka réussit le plus brillamment son pari (et ce qui est considéré par beaucoup comme son chef d'oeuvre), dans la juxtaposition, l'enchevêtrement et finalement la complémentarité de genres différents au cours du film. Si le début met incontestablement en avant la ville de Manille - qui s'éveille en noir et blanc et ne gagne en couleurs que via son personnage (disons-le à minima central ) de Julio - et ses anonymes des classes populaires, luttant chaque jour pour survivre en courbant l'échine sous le poids des injustices sociales, le film ne tardera pas à révéler son caractère romantique et également tragique. Les symboles ne tardent en effet pas à affluer, et avec eux, la Mort qui rôde et frappe, comme un milicien garant des inégalités et du fonctionnement actuel de l'économie, comme un avertissement aussi pour tous ceux qui pourraient vouloir entraver la marche du système sociétal. Et tout cela, déjà en place, à moins d'un quart de l'oeuvre.


Dès lors, la mise en scène commence déjà à graviter entre un aspect sobrement réaliste digne du docu-fiction et des atours de fantastique, de mysticisme surgissant et n'en trouvant que davantage d'impact. A ce sujet je ne peux décemment pas me retenir davantage de parler de la BO du film, que certains pourront trouver carrément kitsch aujourd'hui en 2017, mais qui se révèle selon moi d'une efficacité redoutable avec son thème principal hanté par une mélancolie à en devenir dépressif, entouré de compositions qui accompagnent la plupart du temps des scènes d'une violence brutale dont je tairais tout, et que n'aurait pas renié Dario Argento d'après mon humble avis foutrement arbitraire. J'en profite pour inutilement remercier le compositeur Max Jocson dont les compositions sont absolument introuvables en dehors d'un morceau bien caché sur youtube et extrait à même la bande sonore du film, qui ne présente pas le moindre intérêt à l'écoute sans un préalable visionnage de Maynila et que je ne vous aiderais donc pas à écouter, quand bien même qui que ce soit serait intéressé.


Au-delà du fantasque surgissant dans le réalisme (que certains qualifieront avec pertinence de cauchemardesque ), on néglige encore trop à mon goût l'importance donnée en sous-texte plus ou moins proéminent au spirituel, à la foi affiliée au christianisme. Je pense qu'avec du recul sur l'ensemble de la narration il est tout à fait possible de considérer Julio comme une sorte de martyre, mais un martyre incompris, voué à l'échec. On ne tardera pas en effet à repérer des symboles chrétiens et ce dès le tout début, puisque le point de repère de Julio pour retrouver Ligaya est bien le coin de l'avenue Misericordia. Sans parler d'éléments tardifs beaucoup plus évidents : la scène dans l'église, ou encore les films à l'affiche dans un cinéma dans lequel se rend Julio... d'un côté House of the Dark Shadows et de l'autre, projection où entre Julio, God of the Gods, avec un Christ présent dès l'affiche elle-même... la dichotomie qui traverse tout le film est là. En outre, c'est bien par la foi que Julio passe des mois à faire le pari de Pascal, errant dans Manille en quête de sa belle disparue, et c'est encore par des arguments basés sur la foi qu'il considérera les situations les plus délicates, parce qu'il faut essayer, il faut toujours y croire pour avoir une chance de réussir, même si ce raisonnement peut être vu comme empreint d'une certaine naïveté et manquant quelque peu de pragmatisme.


Car au-delà de l'idéalisation de la femme aimée et de l'interprétation politique qu'on peut en faire dans Maynila - l'individu ici vu comme en quête de sa patrie, des racines véritables de celle-ci derrière la façade lumineuse du capitalisme mercantile (comme l'indiquent d'ailleurs les plus fidèles et différentes traductions anglaises du titre original : Manila : In the Claws of Light / Brightness / Neon ; c'est selon ) - la représentation du personnage de Ligaya, par l'intermédiaire des flash-backs, n'est pas sans rappeler en présentant la province d'où sont originaires les amants une sorte d'idyllique jardin d'Eden. Ceux-ci agissant souvent comme un miroir inversé avec pour fonction de renforcer le contraste entre présent et passé de Julio (la scène avec les enfants autour de la barque par exemple) afin de surligner le caractère corrompu, voire déchu de la ville de Manille en comparaison de la campagne philippine.


Evidemment, la cohésion entre les différentes tonalités du film ne fonctionnerait pas si les personnages n'étaient pas aussi bien ciselés. Il suffit de prendre garde aux comportements, aux symboles que véhiculent avec eux les "principaux" travailleurs que Julio côtoie dès le début (Atong, Imo et Benny) pour comprendre la façon dont leur trajectoire va se dessiner, sans que cela n'apparaisse jamais forcé par la main du destin d'une quelconque façon. Le film passe ainsi en revue différents portraits et en filigrane autant d'opinions politiques à la fois pour nourrir son réalisme mais également alimenter l'aspect dramatique de l'oeuvre en construisant des épreuves à traverser pour Julio. Ce dernier, qui pourra être vu comme assez peu défini psychologiquement en comparaison, sert in fine très efficacement de lien avec le spectateur, en tant que lui-même souvent spectateur des événements de sa propre existence d'une part, mais aussi en représentant nos émotions telles que le film cherche à nous les procurer. Il sert à la fois de témoin et d'éponge, semblant distant au départ avant d'accumuler frustrations et sentiment de révolte que nous sommes amenés à partager à un quelconque degré avec lui. L'ensemble des dialogues parfois d'une grande crudité, couplé à ces personnages tout autant crédibles que toujours utiles à la narration, est véritablement le secret de la profondeur dramatique et émotionnelle du film.


On s'en rend d'autant mieux compte à l'écoute d'une petite scène entre quatre murs verts où un simple récit rencontre une puissance évocatrice qui n'est pas sans m'évoquer pour ma part le peu de ce que je connais de l'oeuvre de Mankiewicz.


Je pourrais encore développer beaucoup d'aspects que j'ai déjà tenté d'aborder ci-dessus - ou d'autres comme le côté éminemment labyrinthique de la ville de Manille telle que représentée - mais il me paraît préférable de tenter de conclure tant Maynila mériterait et pourrait sans souci être (et l'est sans doute, en vérité) un objet de recherches approfondies, tant le chef d'oeuvre de Brocka parvient à conserver ne serait-ce que dans son propos politco-sociologique un caractère universel toujours d'actualité, voire même plus que jamais dans notre monde où s'accroissent toujours plus les inégalités sociales et économiques. En outre, le reste de l'oeuvre du réalisateur philippin n'en demeure pas moins intéressante, l'incursion du mystérieux dans le drame n'étant pas l'exclusivité de Maynila (comme en témoignent la représentation de la folie dans Tinimbang ka ngunit kulang, ou encore la fin de Tatlo, Dalawa, Isa, deux de ses plus célèbres films précédant l'encore plus fameux Maynila).


Mais d'un mot seulement - car j'aime la rhétorique hamoniste - d'un dernier mot, sur le personnage ici éponyme de Ligaya, incarnée par la sublime (je pèse le mot) Hilda Koronel (qu'on retrouve en tête d'affiche de Insiang, notamment), qui ne laissera pas indifférents les plus sceptiques d'entre vous et vaut à elle seule le détour. Difficile en effet de rester insensible à un personnage aussi sublimé par la mise en scène que par les symboles (sournoisement équivoques) qu'elle transporte par son nom à lui seul : Ligaya Paradaiso, signifiant littéralement Joie du Paradis. Et n'est-ce qu'une coïncidence si quelques traits (que je vous laisse vérifier) physiques et symboliques unissent la Ligaya de Brocka et la Ligéia de Poe ?


Seul le God of the Gods peut en juger.


PS : Je tiens à remercier la très serviable et pétillante Shania-Wolf qui m'a aidé à retrouver ce film pratiquement pas édité en DVD et donc très difficile à dégoter quand on ne sait pas où fouiner sur les internets, ce qui m'a sans aucun doute sauvé d'une inévitable crise d'angoisse prolongée.

Lyusan

Écrit par

Critique lue 594 fois

6
1

D'autres avis sur Manille : Dans les griffes des ténèbres

Manille : Dans les griffes des ténèbres
Morrinson
7

Des réminiscences, des promesses, et la mort

Manille : Dans les Griffes des Ténèbres et Insiang, deux films très complémentaires sortis à un an d'intervalle, forment un portrait singulier de la capitale philippine en deux temps. Dans le premier...

le 21 sept. 2018

4 j'aime

Du même critique

La Maman et la Putain
Lyusan
1

"Il faudrait qu'il se fasse un peu enculer, cela ne lui ferait pas de mal !"

Par avance je m'excuse pour cette critique désordonnée, déstructurée, et sans doute bien loin d'être assez réfléchie, mais il est extrêmement rare qu'un film me donne envie d'écrire à son sujet...

le 30 nov. 2015

57 j'aime

7

Point Break
Lyusan
3

"Les idées peuvent être fortes..." "Oui, mais jamais aussi fortes qu'un baleinier."

Ce film... Ah, ce film... J'sais bien que Point Break, le vrai, n'est pas un chef d'oeuvre. J'comprends bien que c'est pas un film qui fasse l'unanimité, que tout le monde ne sois pas touché comme...

le 10 févr. 2016

50 j'aime

18

Steins;Gate
Lyusan
4

El Psy Congroo

Bon, ça y est, je l'ai écrit. Voilà... J'attends. Quoi ? Il faut pas donner le mot de passe ? Je ne vais pas recevoir de message vidéo sur mon portable qui va me donner le secret, le fin mot ? Non...

le 13 févr. 2015

31 j'aime

41