Moitié chef-d'oeuvre, moitié pourrav'

Quel dommage !
Sans aller jusqu'à l'emploi d'onomatopées, ce film m'inspire à la fois satisfaction et déception.
Retour sur un film en salles cette semaine qui avait pourtant tout d'un grand (attention, critique "spoileuse").


Le film ouvre sur le début des 70's avec une courte rétrospective des évènements liés aux péripéties vécues par deux jeunes femmes, quinze ans plus tard.
Lucie (Mylène Jampanoï), fillette d'une dizaine d'années, avait disparu depuis plusieurs mois. On la retrouve en sang, mutilée, errante, effrayée, traumatisée. Aucune trace d'aggression sexuelle. Elle ne parle pas, ou peu. On sait juste qu'elle a réussi à s'échapper. La police n'a pas suffisamment d'éléments pour remonter au(x) kidnappeur(s). Ni pour comprendre la raison de l'enlèvement. Hospitalisée, Lucie finit par se lier d'amitié avec Anna (Morjana Alaoui). Cette introduction se termine par une nuit terrifiante où finit par apparaître une jeune femme tout droit sortie de The Ring ou de The Grudge, sautant au visage de la pauvre Lucie, totalement déboussolée.
Vision ? Délire ? Cauchemar ? Fantôme ? Réalité ? En tout cas, alors que le titre du film apparait enfin à l'écran, nous voilà immergés et impatients de connaître la suite des évènements.


Récemment, Funny Games U.S. avait tapé fort dans une mise en scène similaire. Mais là, Martyrs est encore plus intense. Il va plus loin. Car s'il y a une chose que l'on peut mettre au crédit du film de Pascal Laugier, c'est que plus qu'un film, c'est une expérience. Émotionnelle d'une part, filmique d'autre part. Si l'on a décidé d'en être le cobaye, on ne peut pas ressortir indifférent de la salle (ou alors vous faites comme 3 ou 4 personnes assistant à la même projection que moi, vous sortez en plein milieu du film, totalement écoeuré, indigné, ou même à deux doigts de gerber).


Le rapport au film de Michael Haneke est d'ordre scénaristique : passé l'écran-titre, nous assistons durant une demie-douzaine de minutes à la vie d'une famille en apparence normale, se préparant à prendre un dimanche matin leur petit déjeuner. Un père, une mère, leur fils et leur fille. La complicité entre eux semble enviable, si ce n'est une petite dispute entre la mère et le fils, ce dernier voulant intégrer une grande école coûteuse après son baccalauréat fraîchement obtenu.
Et puis, on sonne à la porte. Le gentil papa souriant va l'ouvrir. Coup de fusil à bout portant. Le corps vole de trois mètres en arrière, les tripes volent également, mais dans tous les sens. La messe est dite.
Ici, pas de gentils garçons en apparence de bonne famille, menant à bien leur scrupuleux et machiavélique plan de déstabilisation avant l'exécution. Ici, uniquement Lucie, fusil à la main, venant exécuter un à un chaque membre de la famille. Sans concession. Dans un déluge de violence. Bon courage à qui refera la déco', pour le coup, les murs sont tapissés de sang et de chair, quelques bouts d'os trainant sur le sol. 5 minutes intenses, prenant le spectateur à la gorge, le happant dans un tourbillon de haine et de vengeance. Martyrs va droit au but de façon magistrale.
La mise en scène est incroyablement inspirée. Avec des plans classiques, sans forcer sur le champ-contrechamp pour introduire l'heureuse famille sigh, elle devient plus nerveuse lorsque la boucherie commence. Volonté ou pas du réalisateur, certains plans sont d'autant plus écoeurants que la caméra se met à trembler, comme si la terreur s'était infiltrée à même le caméraman, et donc à même l'écran de cinéma. L'absence de fond musical permet également de nous plonger dans l'horreur de la scène, on ne se sent plus devant un film mais comme témoin privilégié de la tuerie.
Que dire de la scène où Lucie se met à assener plusieurs coups de marteau sur le crâne d'un survivant... Jamais un film d'horreur n'avait été aussi immersif et révoltant. Du grand art.


Le plus excitant durant la première moitié du long métrage est que les possibilités scénaristiques sont incroyablement riches : tant de questions se posent à nous, sur les raisons d'un tel déchaînement de haine, sur l'origine du "fantôme" pourchassant Lucie à tout instant, sur la tournure des évènements. Et puis, alors que le film atteint son apogée dans sa sublissime quête d'épouvante, les réponses nous sont données. Et autant dire qu'on aurait préféré s'en passer...


Lucie morte, cela devient Anna la victime de toute cette machination religieuse (désolé de spoiler autant, mais difficile de faire la critique sans aborder les thèmes qui fâchent, à moins de faire une Critique Express, mais le film mérite mieux que ça). Car oui, Lucie n'était qu'une jeune femme traumatisée, sujette à des visions, se mutilant elle-même, mais qui dans sa folie avait effectivement bien reconnu les personnes qui 15 ans auparavant l'avaient torturée.
Seulement, elle était loin de s'imaginer que ce n'était pas l'oeuvre d'un couple lubrique adepte des tortures sur autrui. Malheureusement pour Anna, elle se n'en doutait pas non plus. Et le spectateur encore moins.
Sous prétexte que les jeunes femmes torturées (et encore, le mot "torturées" est faible) soient capables de devenir des martyrs au sens religieux du terme, et donc, si elles survivent, d'entrevoir l'autre monde, une secte de vieux ratatinés s'amuse à kidnapper de jeunes innocentes qui ne manqueront à personne pour accomplir cette expérience, et répondre à la question qui nous brûle les lèvres à tous : y'a-t'il une vie après la mort ?
Lucie n'était qu'une victime s'étant échappée, Anna sera celle qui au bout de 45 interminables minutes de film apportera la réponse.


La déception est donc perceptible durant la seconde moitié du long métrage. Non content de nous servir une explication venant atténuer la violence viscérale qu'avait le film sur nous, le film devient soudainement plus lent, plus "sage", presque tout public (toute proportion gardée). Le soufflé retombe forcément. Moins dynamique, moins inspirée, la caméra s'est fixée en même temps que le sort de la pauvre Anna. Le génie semble avoir quitté la mise en scène, et le fait de voir jusqu'où s'étend le complot évacue dès lors tout sentiment de frayeur (un film comme Alien nous avait pourtant prouvé que le mal qu'on distingue à peine est celui qui fait le plus peur).


L'intrigue jusque là totalement imprévisible laisse place à une pseudo-histoire mal venue (à défaut d'être convenue, certes) et là où l'on ressentait au début la souffrance à travers les personnages, on ressent surtout la souffrance de ne pouvoir quitter la salle sans au moins savoir comment le film se terminera. Cette faute de goût scénaristique nous fait passer à côté d'un chef-d'oeuvre auquel aurait pu prétendre Martyrs qui n'en reste pas moins une expérience unique, tenue par deux actrices totalement vraisemblables et inspirées.


En bref : Attention chef-d'oeuvre ! ...du moins, concernant les 50 premières minutes. Martyrs est un film viscéral, une expérience impliquant autant les personnages que le spectateur dans une descente aux enfers rythmée par le son des coups de feu et des os qui se broient. L'horreur ici est palpable, jamais film d'épouvante n'avait été aussi poussé dans sa démarche. Mais une seconde moitié plus sage vient gâcher notre plaisir, et en 45 minutes, le soufflet a largement le temps de retomber.

Kelemvor
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le 5 janv. 2015

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