Le Blade Runner de Ridley Scott adapté en 1982 de son roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? a marqué le début de l’histoire d’amour entre le cinéma et l’œuvre de l’écrivain de science-fiction Philip K.Dick qui sera adapté douze fois en une trentaine d’années. A l’origine d’ailleurs les droits d’adaptation de la nouvelle parue en 1956 Rapport minoritaire sont achetés par le producteur-scénariste Gary Goldman qui a l’intention de s’en servir comme base pour une suite au Total Recall de Paul Verhoeven en transportant son action sur Mars, substituant au personnage de John Anderton celui de Doug Quaid incarné par Arnold Schwarzenegger et en faisant des precogs des mutants martiens. Le projet ne voit jamais le jour en l’état mais en 1997 les producteurs commandent une réécriture au romancier Jon Cohen dans l’optique d’en faire un film destiné à un autre expatrié hollandais de Hollywood, le réalisateur de Speed Jan DeBont. C’est cette version du script qui va attirer l’attention de Tom Cruise (grand fan de SF) qui voit l’occasion de collaborer enfin avec son ami de longue date Steven Spielberg (qui devait initialement réaliser Rain Man). Attiré par le mélange des genres, Spielberg accepte le projet mais leurs emplois du temps respectifs vont le décaler de plusieurs années pendant lesquelles Spielberg commande une réécriture au scénariste Scott Frank (Hors d’atteinte de Steven Soderbergh, Logan de James Mangold et la récente série Netflix The Queen’s Gambit). Frank retire le méchant original, crée le personnage de Burgess et retravaille celui de Witwer (incarné par Colin Farrell) pour le rendre plus proche de celui de la nouvelle, Cohen en ayant fait un pur « bad-guy« . La reprise du projet A.I. Intelligence artificielle après la mort de son ami Stanley Kubrick que Spielberg veut terminer, retarde le film et bouleverse le casting initialement prévu autour de Cruise. Ainsi Colin Farrell remplace Matt Damon dans le rôle de Witwer, Lois Smith remplace Meryl Streep dans le rôle de la scientifique Iris Hineman, Max von Sidow, Ian McKellen dans celui de Burgess , Kathryn Morris ( la série Cold Case) remplace Jenna Elfman ( de la sitcom Dharma et Greg) dans le rôle de l’ex-épouse d’Anderton, Lara. Le rôle de la precog Agatha perd Cate Blanchett remplacée par la britannique Samantha Morton.


Avec Minority Report, Spielberg réussit une juxtaposition de genre assez remarquable, il mélange thriller d’action, whodunit à la Agatha Christie, science fiction prospective, film noir expressionniste et drame familial avec des détours par le slapstick. Férocement intense, furieusement cinétique, Minority Report comme toute bonne science-fiction, regarde vers l’avenir pour éclairer le présent. Le film s’ouvre par une séquence assez inhabituelle chez l’auteur de Jurassic Park pleine de sexe (adultérin) et de violence. John Anderton (Tom Cruise), monte sur un podium où s’étalent devant lui, comme les instruments d’un orchestre, des écrans dont les images issues des visions de trois mutants ​​clairvoyants baptisés precogs -habilement nommés d’après de grands noms de la littérature policière Agatha (Christie), Arthur (Conan Doyle) et Dashiell (Hammett)- montrent un crime passionnel sur le point d’être commis. Comme un chef d’orchestre où sans doute plus précisément ici tel un monteur de film, Anderton, dans une véritable course contre la montre, agite ses mains cyber-gantées pour choisir et mélanger des indices visuels afin de localiser la scène du crime en devenir et y dépêcher un groupe d’intervention. L’équipe SWAT aéroportée, verticalement propulsée par jet-packs individuels, arrête le mari jaloux juste avant que qu’il ne plante une paire de ciseaux dans la poitrine de sa femme. Il est condamné à une hibernation éternelle, debout, pour gagner de la place en prison. Ce prologue définit le style et le rythme du film : celui d’un comic-book de SF bande dessinée qui utilise l’intelligence et non les bulles pour transmettre son message. Alors que l’expérience de l’unité Pré-Crime limitée à Washington DC doit devenir nationale, le ministère de la justice dépêche un enquêteur arrogant (Colin Farrell), qui en cherchant les failles du système remet en question l’autorité d’Anderton et le met sous pression de démontrer l’infaillibilité des precogs . La performance de Farrell, révélé peu avant par Joel Schumacher dans par le film de guerre Tigerland, est en phase avec son personnage motivé par le pouvoir, il dévore ses scènes et peut se permettre de regarder la star Cruise dans les yeux sans broncher. L’atmosphère complotiste du film s’épaissit quand John fouille dans les archives à la recherche d’une affaire de meurtre dans lequel le tueur a été appréhendé mais jamais identifié. Chaque cas est censé être basé sur trois prévisions identiques, une émanant de chaque precog – mais les fichiers des visions d’Agatha (Samantha Morton) la plus puissante, manquent. Le lendemain Anderton découvre une nouvelle projection de crime : il s’y voit en train de commettre un meurtre. Anderton ne connaît même pas l’homme qu’il est censé tuer. Le voilà en fuite, chassé par sa propre équipe, avec 36 heures pour découvrir s’il a été piégé. Les precogs peuvent-ils se tromper? Ou a-t-il le pouvoir de changer son destin ?


Pour les besoins du film Steven Spielberg a constitué un « groupe de réflexion » de 16 experts en sciences, technologies ou architecture chargé d’extrapoler à quoi pourrait ressembler le monde de 2054. C’est sans doute grâce à leur influence que Minority Report échappe, 18 ans après, au syndrome qui affecte de nombreux films de science-fiction qui semblent datés quelques mois après leur sortie. Spielberg et ses collaborateurs avaient compris qu’au delà des aspects purement visuels, c’est la capacité de déterminer comment une société peut évoluer qui est primordiale pour la longévité d’une histoire futuriste. Ce n’est pas seulement la technologie qui définit l’avenir, mais l’usage qu’en fait la société. Le futur de Minority Report est parfaitement reconnaissable, les gens portent des vêtements proches des nôtres, continuent de fréquenter les mêmes enseignes dans des centres commerciaux, lisent dans le métro mais les pages des journaux sont désormais des écrans très fins où les nouvelles se mettent à jour à mesure qu’elles arrivent et les consommateurs sont accueillis par une avalanche d’annonces audiovisuelles personnalisées qui les appellent par leur nom car des capteurs scannent leurs rétines en permanence. C’est parce qu’il se concentre autant sur les tendances sociétales que sur le design que Minority Report donne lieu à des moments étrangement prémonitoires comme cette scène où Anderton pénètre dans un magasin de vêtements où il est accueilli par son nom mais où on se souvient également de son historique d’achat. Amazon n’a que huit ans d’existence quand sort le film qui prédit pourtant notre société de consommation où la promesse de commodité des échanges l’emporte sur le droit à la vie privée. La vision qui en émerge, si elle est conviviale pour le consommateur est celle d’un état de surveillance interconnectée généralisé, les scanners oculaires omniprésents dans le film, permettent aux entreprises comme à la police de traquer et d’identifier toute la population. L’unité PréCrime dispose également de capacités de surveillance étendues, surveillant les caméras publiques ou déployant des robots à balayage rétinien en forme d’araignée pour ramper à travers les bâtiments et identifier ceux qui s’y trouvent. Bien évidemment Minority Report, sorti l’année qui a suivi les attaques du World Trade Center en 2001, est un des premiers films qui met les craintes d’abus du gouvernement dans ce domaine au cœur de son intrigue, une thématique qui va devenir courante dans la culture populaire au cours de la décennie à venir. Spéculatives pendant la production, la sombre vision de la technologie de Spielberg a été confirmée dans les années qui ont suivi. La thématique de la tension entre le droit des citoyens à la vie privée et la nécessité pour l’État d’assurer la sécurité n’est pas nouvelle dans la culture américaine mais, pour la première fois dans l’Histoire, la technologie peut offrir aux états les moyens de prédire le comportement de leurs citoyens. C’est la question morale essentielle de Minority Report encore plus pertinente aujourd’hui où les services de renseignements et de police analysent de vastes quantités de données pour prédire où les crimes sont susceptibles de se produire ou tenter de localiser les menaces terroristes potentielles. En faisant valoir la nécessité que la collecte d’informations sur les citoyens est essentielle pour assurer la sécurité, les états en pénétrant dans nos portables, agissent telles les machines qui scannent les yeux des fugitifs dans le film.


Dans les tons sombres et métalliques du paysage urbain conçu par le génial designer Alex McDowell (Watchmen, The Crow , Fight club, Man of Steel) Spielberg orchestre des séquences d’action virtuoses qui portent sa marque unique par l’excellence de leurs géographies, leur vélocité et leur précision digne des séquences de danse des musicals de l’âge d’or. Comme toujours chez lui, on retrouve des détails inattendus comme quand Anderton accroché à un de ses hommes en jet-pack (hommage de Spielberg à la SF pulp de son enfance et seule concession à l’anticipation scientifique du film) tourbillonne dans les airs, traverse les fenêtres, les salons et les cuisines d’un immeuble – le réacteur du jet faisant griller des hamburgers. De la même façon il mêle suspense intense et comédie dans une séquence au cours de laquelle l’unité PreCrime déploie des robots à balayage rétinien en forme d’araignée à travers un bâtiment où est réfugié Anderton pour identifier ceux qui s’y trouvent. On y découvre la vie des habitants de l’immeuble en plan de coupe dans une scène qu’on croirait sortie de Delicatessen de Jeunet et Caro. Une autre grande séquence d’action, qui se déroule dans une usine automobile automatisée (inspirée d’une idée abandonnée par Alfred Hitchcock pour La mort aux trousses) voit Farrell et Cruise s’affronter sur une chaîne de montage en mouvement jusqu’à ce que ce dernier soit intégré à la carrosserie d’une toute nouvelle voiture dont il se sert pour s’enfuir évoque les films muets de Buster Keaton. On retrouve cette précision étourdissante dans le placement des caméras et le rythme du montage dans la scène du centre commercial où Agatha prédit minute par minute ce qui va arriver et ce dont ils ont besoin pour échapper à leurs poursuivants. Concrétisation de son mélange éclectique de genres cinématographiques, le monde de Minority Report évoque une fusion entre le futurisme et la littérature pulp : on y trouve aussi bien des autoroutes verticales qui ressemblent à des chutes d’eau déversant des voitures magnétisées autoguidées mais aussi des ruelles aussi sales et dangereuses que dans un film noir des années 40. La séquence macabre dans laquelle Cruise rend visite à un sinistre chirurgien de la pègre (Peter Stormare) pour remplacer ses globes oculaires (afin d’échapper aux scans permanents des autorités) est éclairée comme comme La Soif du mal d’Orson Welles (une des seules scènes à nos yeux où les choix de lumières de Janusz Kamiński s’avèrent pertinents, ses couleurs monochromatiques délavées et ses lumières criardes jurant avec l’aspect futuriste du reste du film) est une des séquences les plus sombres de la filmographie de Spielberg qui insiste sur les détails les plus dégoutants (la morve qui pend en permanence au nez de Stormare ou le pourrissement des aliments qu’il propose à un Cruise aveugle). Tout au long de Minority Report, l’auteur de Jaws multiplie les clins d’œil aux réalisateurs et aux œuvres auquel il emprunte quelques éléments pour articuler sa vision. La thématique du faux-coupable et de la fuite sont Hitchcockiennes, lorsque Anderton fait remplacer ses globes oculaires, la procédure ressemble à la technique Ludovico de l’Orange mécanique de Kubrick mais on y retrouve également des traces de films aussi divers que Le Grand Sommeil ou du cinéma de Nicolas Roeg comme Ne vous retournez pas ou L’homme qui venait d’ailleurs à travers le personnage d’Agatha.


Pour la première de leur deux collaborations Spielberg utilise parfaitement Cruise aussi, exploitant son potentiel athlétique (« Everybody Runs » proclame la tagline ironique du film, sur mesure pour le plus grand coureur à pied de l’écran ) tout en contenant son envie d’émotion trop explicite. C’est une des performances d’action les plus puissantes de sa carrière. Anderton est un héros imparfait, la perte de son enfant enlevé des années auparavant motive sa lutte contre le crime mais a brisé sa famille et fait de lui un toxicomane. Le thème de la famille brisée est évidemment récurrente dans la filmographie de l’auteur d’E.T en écho au traumatisme du divorce de ses parents quand il était enfant. Il est difficile de ne pas voir dans la relation compliquée entre Cruise et son patron, une figure patriarcale incarnée par un Max von Sydow intimidant un écho de celle entre le réalisateur et son propre père. Lois Smith en co-créatrice du système précrime, parvient à être à la fois maternelle et menaçante. Samantha Morton a une une présence incroyable, un mélange combustible d’androïde et d’ange, qui détient les clés de l’énigme que notre héros doit résoudre. L’actrice est bouleversante quand son personnage raconte à Anderton et à son ex-femme Lara, un futur possible, jamais réalisé, pour leur enfant disparu dans une des scènes les plus fortes de la filmographie de Spielberg. Minority Report a une composante dramatique forte. Ainsi la scène où Anderton regarde dans son appartement solitaire des films de vacances avec ces images de son ex-femme et de son enfant disparu qui « se matérialisent » en 3D dans son salon a une une mélancolie poignante suggérant la perte de valeurs autrefois importantes pour le personnage. A ce titre le plus beau plan du film n’est pas un effet spécial mais un double profil , ceux de Cruise et de Samantha Morton, ensemble dans une étreinte désespérée, signe d’intimité mais chacun est tourné vers l’extérieur et donc un destin différent. Le film est long mais conserve sa tension grâce à un dernier acte plein de retournements même si elle retombe un peu après que Farrell ait quitté le film. Quand Minority Report se concentre sur sa seule intrigue policière , et moins sur les question éthiques ou philosophiques il apparait plus conventionnel. Comme c’est le cas pour de nombreux mystères, la solution semble banale par rapport à l’énigme elle-même. Avec cette maestria qui fait cohabiter le chaos de l’action avec des méditations sur la prédestination et le libre arbitre, Spielberg divertit son public autant qu’il le stimule. Minority Report est peut-être dans sa filmographie l’œuvre qui trouve le meilleur équilibre entre ses talents d’entertainer sans égal, sa connexion à une émotion pure et ses aspirations à être considéré comme un réalisateur capable d’aborder des sujets philosophiques ou politiques. A nos yeux son dernier chef-d’œuvre.

PatriceSteibel
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Mon Top 100 (en construction pour 2016)

Créée

le 28 janv. 2021

Critique lue 41 fois

PatriceSteibel

Écrit par

Critique lue 41 fois

D'autres avis sur Minority Report

Minority Report
Nordkapp
4

Attention : Ce flim n'est pas un flim de sciecne-fiction !

Ça faisait longtemps que j'avais envie de voir Minority Report en me disant que j'allais passer un bon moment devant un bon film de SF. Je ne me suis jamais autant fourvoyé de ma (courte) quête...

le 9 mai 2013

71 j'aime

29

Minority Report
Enlak
9

Critique de Minority Report par Enlak

Deuxième adaptation de Philip k Dick la plus réussie, après « Blade runner ». Vu, revu et rerevu à une époque où les films disponibles étaient limités, ce qui explique mon affection personnelle pour...

le 11 sept. 2013

49 j'aime

4

Minority Report
Torpenn
4

Le futur au scope

Surnageant un peu dans mon souvenir parmi les dernières bouses Spielbergiennes, Minority Report avait en fait, je m’en rends compte maintenant, beaucoup bénéficié des très agréables (et très floues)...

le 14 août 2012

47 j'aime

49

Du même critique

Le Fondateur
PatriceSteibel
8

Ça s'est passé comme ça chez McDonald's

Parfois classicisme n’est pas un gros mot , Le Fondateur en est le parfait exemple. Le film , qui raconte l’histoire du fondateur de l’empire du fast food McDonalds, Ray Kroc interprété par Michael...

le 26 nov. 2016

58 j'aime

1

Star Wars - L'Ascension de Skywalker
PatriceSteibel
6

Critique de Star Wars - L'Ascension de Skywalker par PatriceSteibel

Depuis la dernière fois où J.J Abrams a pris les commandes d’un Star Wars il y a un grand trouble dans la Force. Gareth Edwards mis sous tutelle sur la fin du tournage de Rogue One, après une...

le 18 déc. 2019

41 j'aime

7

7 Psychopathes
PatriceSteibel
8

Une réjouissante réunion de dingues (et de grands acteurs)

Avec ce genre de comédie noire déjanté et un tel casting j'apprehendais un film ou le délire masquerait l'absence d'histoire et ou les acteurs cabotineraient en roue libre. Heureusement le...

le 5 déc. 2012

36 j'aime

9