Un film de Woody Allen, c'est un peu comme un Beaujolais Nouveau à l'envers : il y en a un de nouveau chaque année, on sait jamais vraiment quel goût il va avoir mais on se dit qu'on va avoir de grandes chances d'apprécier (contrairement au Beaujolais qui réussit le tour de force d'être dégueulasse chaque année, mais pas de la même manière).
Critiquer ce film n'est guère chose aisée. Déjà parce que, et vous pardonnerez ma faiblesse, j'ai un instant douté du maître. La bande-annonce du film est atroce. Un ramassis de clichés, un Paris de guide Michelin pour hipsters américains pour qui la France se résume à Chopard, une rame du métro aérien ligne 6 passant devant la Tour Eiffel et un joueur d'accordéon qui te fait du Trénet au pied du Sacré Coeur. Quand on habite Paris, ça fait mal de voir ça. Parce qu'on sait bien que Chopard, c'est surfait. Que la ligne 6 est moche et vétuste. Et que l'accordéoniste te casse forcément les couilles à un moment de journée, et surtout si tu le croises dans le métro aérien ligne 6 devant la Tour Eiffel. Venant de Woody, je m'attendais pas à une plongée brûlante et fiévreuse en plein Barbès ou au coeur de Belleville. Mais quand même, 1h30 en compagnie de néo-babs récitant du Faulkner dans les jardins du Trocadéro, ça ne vaut le coup que si tu es vraiment au Trocadéro pour l'entendre. Et Paris peut ma foi être magnifique sans qu'on ait besoin de grimper sur ses toits.
Mais que voulez-vous, quand on est une groupie, on ne se change pas du jour au lendemain. Je refoule donc mes craintes par-delà le périphérique et vais voir le film au MK2 Bibliothèque, ligne 14, de loin la meilleure ligne de métro à Paris (bien meilleure que la ligne 6 en tout cas, bien qu'elle ne passe pas devant la Tour Eiffel).

Premiers plans. Ouch. Deux minutes encore plus inquiétantes que la bande-annonce. Le début est poussif et enfile les poncifs comme les perles d'un collier Chopard. On voit les colonnes Vendôme, Notre Dame, la place du Tertre, le Quartier Latin et le square des Batignolles. Plus que la rue de la Paix et la partie de Monopoly va vite me laisser sur le carreau.

Et enfin les acteurs arrivent. Owen Wilson me sidère. Ce type est passé en cinq ans de "Pire acteur américain en activité" à "Nouveau génie du cinéma comique" aux yeux de la critique, et c'est mérité. Bien sûr, il "woodyallénise" beaucoup comme à chaque film du petit New-Yorkais qui semble à chaque fois contaminer ses acteurs, à tel point qu'on ne peut s'empêcher à chaque nouvelle édition annuelle "revue et augmentée" du Petit Woody Allen en Couleurs de se demander quel acteur parvient à échapper le plus aux griffes du mimétisme. Mais il excelle dans ce rôle et ne se laisse pas dévorer par son illustre modèle, nous reviendrons là-dessus. Rachel McAdams est très belle, belle comme rarement ; un Woody Allen en forme te fait d'une belle actrice la plus belle femme du monde pendant 1h30, et là Woody est en forme. Michael Sheen (qui avait déjà offert la scène la plus jouissive de Tron : Legacy) est imbuvable (jouissivement, cela s'entend) de pédantisme, inondant le spectateur de discours creux à propos de Rodin, Louis Le Vau et la musique classique. Tout un programme. Les beaux-parents d'Owen Wilson sont eux aussi insupportables. On voit Carla. Une petite minute. Elle joue pas mal, mais franchement, on s'en fout complètement tant son rôle est invisible et bref. On voit Versailles, une statue de Rodin et on entend parler de la Sorbonne en s'insultant sur le Tea Party et les crypto-communistes. A New York, ça peut faire un carton. A Paris, on s'en amuse au mieux, on s'ennuie au pire.

La nuit tombe, arrive minuit. Owen Wilson seul arrive près de la montagne Sainte-Geneviève, en plein Quartier Latin. Une voiture des années 20, un cliché de plus croit-on. Grave erreur. Un gentleman dressé comme dans un concours de cosplay "Déguisez-vous en Marcel Proust" descend de la voiture et invite Owen Wilson à boire une coupe de champagne à l'intérieur.
C'est alors que...
J'invite toutes les personnes ayant vraiment envie de voir le film sans savoir réellement sur quelle mécanique il repose à arrêter de lire cette critique. Je leur conseillerais juste dans ce cas de bien garder en tête : le début du film est poussif, mais l'heure et quart qui suit est formidable.

Pour ceux qui restent, disons que ce carrosse est une machine à remonter le temps. Owen Wilson découvre qu'il voyage réellement dans le temps et replonge dans les années 20. Il y rencontre Francis Scott et Zelda Fitzgerald (Tom Hiddlestone, qui joue Loki dans Thor et Allison Pill qui joue Kim dans Scott Pilgrim vs the World composent des Fitzgerald saisissants de ressemblance), Ernest Hemingway, Pablo Picasso, Gertrude Stein, Salvador Dali (avec une scène absolument hilarante de dialogue avec Dali, Bunuel et Man Ray)... Il y tombe amoureux d'Adriana (jouée par Marion Cotillard, pour une fois supportable bien qu'encore enfermée dans les afféteries de sa minauderie parfois agaçante), qui semble toute droit sortie d'une poème d'Aragon que chanterait Joséphine Baker. Elégante, évanescente et libertaire, elle est une lady parisienne qui annonce Chanel, Sagan ou de Beauvoir sans jamais trop les citer.

Le film ne va faire qu'osciller entre le présent, où Owen Wilson, scénariste vaguement écrivaillon en panne d'inspiration (figure typiquement allénienne), erre comme une âme en peine dans une époque pas faire pour lui, et un passé mythifié trop idéal pour être complètement sincère. La force du film, c'est qu'il échappe à toute forme de classicisme dans sa narration : pas de gros rebondissements un peu artificiels, tout coule de source et plus le film avance, plus le rêve devient idéal et plus Owen Wilson s'y plait, et plus l'écart entre les deux mondes se creuse, un peu comme dans la merveilleuse Rose Pourpre du Caire, à laquelle on ne peut s'empêcher de penser quand on connait le cinéma de Woody Allen. Tout va bien, tout avance comme dans un rêve, Paris est magique (j'aurais jamais pensé que j'allais écrire ça un jour...), Paris est une fête aurait dit Hemingway. Le dénouement du film, se fondant sur un soubresaut extrêmement plaisant et doux amer, offre en plus un message absolument bienfaiteur face au tout nostalgique qui peut agiter nos sociétés actuelles.

On ne peut connaître le passé, que l'on a oublié en grande partie. Deux visions du passé s'affrontent dans le film. Celle, définitive, schématique, froide et lointaine, incarnée par Michael Sheen ; celle qui emplirait les mauvais livres d'histoire et les têtes des penseurs prétentieux. Et celle, vivante, chaleureuse, vivotante et habitée qu'expérimente Owen Wilson. Le personnage d'Owen Wilson voyant planer sur lui les ombres du "soi-disant" glorieux Paris des Années Folles, c'est aussi l'acteur Owen Wilson voyant planer au-dessus de lui la légende du réalisateur qui le filme. Et la grande force du film, c'est de dire qu'aucune vision du passé, aucune nostalgie n'est satisfaisante parce qu'incomplète et toujours le fruit d'une construction de l'esprit, et que la seule chose qui compte, c'est de vivre notre présent de la manière avec laquelle on aurait aimé vivre notre passé. Un constat optimiste et réconciliateur avec le temps présent extrêmement bienvenu en ces temps où l'homme moderne s'interroge sur notre époque.
On peut reprocher des tas de choses au film de Woody Allen : son début un peu à côté de la plaque, sa difficulté à faire vraiment vivre le Paris de 2010... Mais il s'émane du film une telle poésie, une telle vivacité, une telle liberté de discours, une telle finesse dans les dialogues, un tel fourmillement d'idées et destinées (je ne vous ai parlé que d'à peine 10% de tout ce qui se passe dans ce film), qu'on se dit que toutes les appréhensions que l'on ressentait avant d'aller voir le film valaient bien le coup. Avec Dieu aux commandes, Paris vaut bien cette messe.
Et si cela me conduit à croiser les fantômes des Fitzgerald et à trouver l'amour idéal, je peux bien prendre la ligne 6 de temps en temps.
Sharpshooter
9
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le 16 juin 2011

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Julien Lada

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